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d’un pays sur l’autre[1]. Si Richardson n’avait pas écrit sa Clarisse Harlowe, le sentimentalisme de Rousseau se serait peut-être traduit sous une forme différente : mais il n’en aurait pas moins trouvé quelque moyen de se manifester, étant la conséquence d’un état d’esprit nouveau, essentiellement « européen, » et non pas d’un simple emprunt fait par un Latin à l’esprit germanique. Et je dois ajouter que cette conclusion du critique anglais s’accorde aussi avec ce que m’a toujours appris, à moi-même, la pratique des littératures étrangères anciennes et récentes. Toujours il m’a semblé que, sous les progrès apparens du cosmopolitisme, les qualités proprement nationales d’une race refusaient de se laisser transplanter dans une autre. Je ne m’étonne pas que Rousseau, imitant Richardson, n’ait rien pris de ce qu’il y avait chez lui de foncièrement anglais ; ni que Fielding, étant plus anglais que Richardson, ait été moins goûté que lui hors de l’Angleterre : car, aujourd’hui encore, je ne vois pas un seul auteur anglais, allemand, ou russe, dont l’influence dans les autres pays ne consiste pas exclusivement, comme jadis celle de Richardson, à « stimuler » l’expression de qualités nationales. Aujourd’hui encore, les plus « nationaux » des grands écrivains d’une race demeurent absolument des inconnus pour les races étrangères. Le « bon buffle » Fielding, au XVIIIe siècle, n’était pas aussi ignoré des lettrés français que le sont à présent les deux plus grands écrivaine russes, Pouchkine et Gogol, ou ces poètes et romanciers allemands que leurs compatriotes ne se lassent point de lire, d’admirer, et de vouloir révéler au reste du monde, les Hebbel et les Grillparzer, les Annette von Droste et les Louise de François, les Théodore Storm et les Gottfried Keller. Plus un auteur réussit à mettre dans son œuvre de l’âme de sa race, plus les autres races sont incapables d’apprécier son génie.

Il a cependant existé de tout temps, dans les diverses littératures de l’Europe, deux catégories d’auteurs qui ont exercé au dehors une action très réelle. L’une de ces catégories est celle des génies profondément humains, que leur race seule peut comprendre pleinement, mais dont toutes les races sont capables, chacune à sa manière, de suivre l’exemple ou d’entendre la leçon. C’est ainsi que Dickens, pour m’en tenir à ce seul exemple, a certainement joué un rôle considérable dans l’évolution du roman à tous les coins de l’Europe. Et l’autre catégorie, beaucoup plus nombreuse, est faite d’écrivains qui, pour un motif quelconque, se trouvent en situation d’être

  1. Voyez, dans la Revue du 1er Janvier 1903, l’étude de M. Brunetière sur Corneille et le théâtre espagnol.