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II

Dans l’après-midi du 20 juin, Joseph reçut l’effrayante lettre que l’Empereur vaincu lui avait écrite la veille, pendant la halte à Philippeville. Napoléon relatait le désastre de Waterloo sans en rien atténuer et annonçait son retour immédiat à Paris. A cette lettre pour Joseph seul, en était jointe une autre destinée à être lue au conseil des ministres et qui ne révélait qu’avec certaines réticences l’issue de la bataille. Joseph réunit le conseil aux Tuileries. On se borna à entendre la lecture de la lettre, car l’Empereur devant être à Paris dans la nuit ou le lendemain matin, il n’y avait point de décision à prendre. On exprima seulement lavis que l’Empereur ferait mieux de rester à l’armée ; une dépêche lui fut même envoyée par un courrier extraordinaire pour l’engager à différer son retour. Ce courrier put-il rejoindre l’Empereur ? C’est douteux. En tout cas, l’opinion de ses ministres, dont un au moins lui était plus que suspect, n’aurait pas modifié la résolution que lui dictaient impérieusement le soin de renforcer sur l’heure l’armée vaincue à Waterloo et la crainte de trahisons dans le ministère et de complots dans la Chambre. Autant pour la défense désespérée du pays que pour sauver sa couronne. Napoléon jugeait que, pendant quelques jours, sa place était à Paris.

La princesse Hortense, Rovigo, Lavalette, avaient été instruits de la fatale nouvelle presque en même temps que les ministres. Chose en vérité surprenante, chacun garda le secret, sauf sans doute Fouché, qui mit dans la confidence deux ou trois familiers. Ce soir-là, la catastrophe demeura à peu près ignorée à Paris. Dans les salons, dans les spectacles, dans les cafés des boulevards et du Palais-Royal, l’inquiétude régnait, on parlait de mauvaises nouvelles arrivées aux Tuileries ; mais on ne savait rien de précis. Chez Carnot lui-même, qui recevait quelques amis intimes, on en resta aux conjectures jusqu’assez tard dans la soirée. Assailli de questions, le ministre, pour s’y dérober, s’assit à une table de whist. Comme il battait machinalement et longuement les cartes, absorbé dans sa pensée, son partenaire, le baron de Gérando, leva le regard vers lui. Le visage de Carnot était contracté par la douleur, de grosses larmes roulaient dans ses yeux. Son émotion l’avait trahi. Il se leva en jetant les cartes