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une victoire complète sur les armées de Wellington et de Blücher. « Ce furent des transports de joie, disent des témoins véridiques. L’orgueil brillait dans tous les regards. » Ce jour-là étant un dimanche, la foule se pressait dans les rues et sur les promenades. Des groupes se formaient pour entendre la lecture de l’Extrait du Moniteur, imprimé sur une feuille volante que l’on distribuait gratuitement. Chacun suppléait à la concision du bulletin par de merveilleux commentaires : Wellington était prisonnier, Blücher blessé à mort ; on avait fait 25 000 prisonniers. Bientôt connue dans les départemens, la victoire de Ligny y eut pour effet d’exalter les patriotes, d’entraîner les indécis et de consterner les opposans de tout parti.

Le 19 juin, et jusqu’au matin du 20, les bonnes nouvelles continuèrent. La rue était joyeuse, la stupeur régnait dans les salons. A la Bourse, les jours précédens, les agioteurs avaient fait monter les cours dans l’espoir d’une défaite de l’Empereur qui, selon leurs prévisions, amènerait vite la paix. Ils prirent peur et vendirent. La rente tomba de 56 francs à 53 francs. Mais la Chambre céda à l’entraînement des bons Français. « Aujourd’hui pour la première fois, écrivait, le 19 juin, le conseiller d’Etat Berlier, la Chambre a, presque à l’unanimité, développé le désir de faire tout ce qu’exigeront les besoins de l’Etat. » La veille, sous l’impression de la dépêche datée de Ligny, le président Lanjuinais avait adressé à l’Empereur une lettre de félicitations, l’assurant « qu’il n’avait dans le Corps législatif que des admirateurs passionnés et des amis intrépides dont même les plus grands revers n’ébranleraient pas le dévouement. »

Dans le monde politique, cependant, et jusque chez les plus chauds partisans de l’Empereur, il y avait des doutes sur l’importance de la victoire. On attendait avec une anxieuse impatience le bulletin détaillé de la bataille de Ligny, et l’on s’alarmait que l’état-major impérial tardât tant à l’envoyer. On disait que ce n’avait été qu’une action très disputée et très meurtrière, et non un succès décisif comme Austerlitz ou Iéna. En proie à de mauvais pressentimens, Lucien Bonaparte conseilla même à son frère Joseph de ne point faire tirer le canon pour célébrer cette victoire, qui risquait d’être sans lendemain.