Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/612

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bras, fait comprendre qu’on ne montera pas avant que le calme soit rétabli. « Ne vous gênez pas, je ne suis pas pressé. — Commencez au 180, dit un monsieur décoré, d’une voix autoritaire. — Pourquoi monsieur veut-il m’empêcher de monter ? — Commencez par le numéro que vous voudrez. — Eh bien ! tonnerre de Dieu, appelez donc les numéros, conducteur. — Appelez le 140, dit le contrôleur, impérativement. »

Tout à coup la voiture s’ébranle, pour aller occuper la place de la précédente, qui s’est mise en route. Affreuse mêlée, dans l’empressement de la foule à la suivre par bonds rapides, pour ne pas perdre sa position ou, au besoin, l’améliorer. Des familles, bien groupées tout à l’heure, sont maintenant séparées et se dépensent en efforts pour se réunir. « Faites place, madame, vous n’avez que le 195, et moi, j’ai le 170. — A quoi sert d’encombrer ? » Ceux qui ont des numéros assez bas pour partir donnent tort au dernier interlocuteur. Les autres, sûrs d’attendre le prochain omnibus, s’amusent de la scène ; diversion agréable, niaise et gaie. Le contrôleur recueille les correspondances, en haut, en bas, fait sonner tous les voyageurs, vérifie le marqueur, vise la feuille, fait arborer le « complet, » et s’élance, aussitôt suivi de la foule, à l’assaut d’une autre voiture.

Nous sommes ici perdus, noyés, sous un attirail de visas, de timbres, de papiers, de cartons à promener, Quelle perfection de formalités pour s’asseoir sur ces bancs et faire deux kilomètres ! Autant prendre un billet pour Marseille ; et, de fait, il faut moins de complications pour monter dans le rapide de Marseille que dans beaucoup d’omnibus. Et combien lentement s’accomplit ce court trajet ! Chevaux, employés et clientèle agissent comme s’ils avaient devant eux l’éternité ; c’est la diligence intra muros : la somnolence s’empare des voyageurs ; leurs paupières s’abaissent, se séparent, se rejoignent encore ; leurs têtes dodelinent toutes ensemble sous l’influence des cahots ; plusieurs s’affalent en des attitudes comiques et lasses.

Un omnibus ne devrait jamais être « complet, » que d’une façon tout exceptionnelle. A moins que l’on ne soit conseiller municipal et, comme tel, autorisé à monter « en surcharge, » par décision du préfet de police, un omnibus complet, c’est un omnibus qui n’existe pas, pour le piéton qui veut s’en servir. En vain celui-ci, après une course audacieuse dans la boue, se juche-t-il, essoufflé, sur le marchepied, une voix sévère pro-