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à mieux comprendre certains aspects du gouvernement de Napoléon.

Si l’on s’en rapportait au témoignage de Mme de Staël, elle aurait été dès le premier jour l’ennemie de Bonaparte ; elle aurait deviné son ambition, prévu son despotisme ; elle aurait aperçu tout de suite l’attitude qu’il lui convenait de prendre et choisi le rôle qu’elle se devait à elle-même de jouer en face du tyran ; elle aurait jusqu’au bout persévéré dans son hostilité irréconciliable. Nous, d’autre part, apercevant à distance Napoléon à travers tout l’appareil de sa gloire, il nous semble que la lutte dut être prodigieusement inégale entre une femme qui n’a pour elle que son éloquence, et le souverain que la France adore, devant qui tremble l’Europe et qui dispose du dévouement aveugle de ses agens et de l’organisation incomparable de sa police !… Ce sont autant d’erreurs. À cette conception simpliste et qui fige les personnages dans un rôle arrangé après coup, M. Paul Gautier substitue la réalité complexe, variée, mouvante, vivante et singulièrement plus curieuse.

Il s’en faut que Mme de Staël ait débuté par haïr Bonaparte, puisque au contraire elle commença par faire de lui son idole. Doit-on croire qu’elle ait éprouvé à son égard un sentiment différent de l’estime, plus tendre et plus passionné ? Elle avait écrit au général d’Italie, qu’elle ne connaissait pas encore, des lettres où elle le comparait à Scipion et à Tancrède. « Il semble même, dit M. Gautier, qu’elle ait dépassé les termes ordinaires de l’admiration. Bonaparte était très épris de sa femme et Mme de Staël lui aurait écrit que « c’était une monstruosité que l’union du génie à une petite insignifiante créole, indigne de l’apprécier ou de l’entendre. » Plus tard Joseph disait à son frère : « Si vous montriez pour elle seulement un peu de bienveillance, elle vous adorerait. » Ce sont là propos sans consistance et vagues on-dit. Et c’est dans cet ordre de sentimens qu’il faut se garder de rien affirmer ou même de rien insinuer ! Comparer un général à Scipion, fût-ce à Tancrède, ce n’est pas tout à fait la même chose que le prier d’amour. Il est tout naturel que Mme de Staël ait voulu complimenter dans la phraséologie du temps celui qui avait si bien mérité les éloges même les plus emphatiques.

Ce qui ne fait pas doute, c’est qu’elle ait ressenti pour le jeune vainqueur l’enthousiasme le plus vif. Elle était romanesque, elle aimait la gloire ; ce qu’il y avait d’étrange et d’énigmatique dans la figure de Bonaparte contribuait encore à la séduire. Elle l’admirait, après la campagne d’Italie ; après la campagne d’Egypte, elle en raffola : il lui apparut comme un personnage fabuleux, ce fut son