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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/933

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héros. Autant que de gloire, Mme de Staël était éprise de liberté, et comment ne pas croire que la cause de la liberté eût en Bonaparte son plus ferme champion ? C’est sur lui qu’on pouvait compter pour terminer la Révolution, c’est-à-dire pour mettre un terme au règne de l’arbitraire, à la série des coups de force, et assurer définitivement le jeu des institutions républicaines. Aussi Mme de Staël est-elle au premier rang dans ce parti de l’Institut qui applaudit au 18 brumaire. Renseignée sur les événemens qui se préparaient, elle accourt de Coppet. Mme de Staël rentrant à Paris le soir du 18 brumaire et se croisant sur la route avec Barras qu’une escorte de dragons reconduit à sa terre de Grosbois, c’est un de ces spectacles où se complaît l’ironie de l’histoire. Le 19, Benjamin Constant, qui s’est hâté de courir à Saint-Cloud, lui envoie des messages d’heure en heure. Elle apprend que les grenadiers conduits par Murât ont envahi l’Orangerie, que les représentans se sont enfuis par la fenêtre. Alors « je pleurai, dit-elle, non la liberté, elle n’exista jamais en France, mais l’espoir de cette liberté sans laquelle il n’y a pour le pays que honte et malheur. » Le fait est qu’elle pleura de joie : la liberté triomphait ! Rien n’égale désormais l’ivresse, l’enchantement de Mme de Staël : Bonaparte est premier consul et Benjamin Constant est tribun !

Durant toute cette période, Mme de Staël ne cesse de poursuivre Bonaparte de ses assiduités. Elle va au-devant de lui, elle l’invite, elle le provoque, elle s’arrange pour se trouver partout sur son passage. Le rêve qu’elle avait conçu apparaît avec évidence et dans toute sa profondeur de naïveté. Hantée du désir de jouer un grand rôle, elle avait fait choix de Bonaparte pour gouverner d’après ses inspirations : elle aurait été la tête, il aurait été le bras. Son malheur fut que Bonaparte perça tout de suite ses intentions et se soucia aussi peu que possible de les réaliser. Outre qu’il n’aimait pas ce genre de femmes, il redoutait qu’une telle alliée ne fût pour lui singulièrement compromettante. Tout en la ménageant, il mit à la fuir autant de soin qu’elle en apportait à le rechercher. N’ayant pas réussi à plaire, Mme de Staël essaya de se faire craindre. Ce fut le secret de l’intrigue ourdie avec Benjamin Constant et qui aboutit au discours que celui-ci prononça au Tribunat contre Bonaparte. L’effet fut immédiat, mais très différent de celui qu’avaient escompté les conjurés. Le soir même, Mme de Staël donnait un dîner en l’honneur de Constant : en quelques heures, elle reçut dix lettres d’excuse. Elle apprit avec étonnement la colère de Bonaparte, elle s’aperçut avec stupeur que le vide se faisait autour d’elle. L’intimidation ne lui avait pas réussi mieux que la coquetterie :