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le bon moyen de servir l’humanité est de servir et d’aimer la patrie. Les poètes comme les philosophes, et les pasteurs comme les poètes, travaillaient à rallumer l’ardent amour de la patrie. Le livre de l’Allemagne, s’il avait paru alors, aurait pu, suivant une remarque de Goethe, aider à se reformer la nationalité allemande. Après cela, et si rien ne justifie d’ailleurs les brutalités policières et le ton lourdement ironique de la lettre de Savary, est-il bien étonnant que Napoléon ne fût pas pressé de voir lancer ce livre pareil à un brûlot dans une Europe prête à s’enflammer ?

La principale querelle que nous ferons à M. Paul Gautier est d’avoir manqué de mesure dans les chapitres où il apprécie le rôle européen de Mme de Staël. Il remarque que l’attitude prise par Mme de Staël ne pouvait manquer d’entraîner une conséquence résultant en quelque manière de la logique des faits. Les destinées de la France s’étant pendant toute la durée de l’Empire confondues avec celles de l’Empereur, l’ennemie de Napoléon était exposée à ne plus distinguer nettement que des intérêts généraux étaient liés à la fortune particulière de celui-ci. Elle ne fait pas difficulté d’avouer le chagrin que lui a causé l’annonce de telle de nos victoires. Marengo la consterne. « Je souhaitais que Bonaparte fût battu, » écrit-elle, car elle est persuadée que le bien de la France exigeait qu’elle eût alors des revers. Lorsqu’on signe à Londres les préliminaires de la paix, elle retarde son retour à Paris « pour ne pas être témoin de la grande fête de la paix. » Lorsqu’elle connaît les conditions de cette paix, elle s’étonne que l’Angleterre rende tout à une puissance qu’elle a constamment battue sur mer. Au moment où règne dans le camp de Boulogne une fiévreuse activité, elle est de ceux qui ne voient dans l’expédition projetée que matière à railleries. Elle dirige un feu roulant d’épigrammes sur « la grande farce de la descente, » sur les bateaux plats et les péniches que l’on construit au bord des grands chemins, sur les écriteaux qui portent : route de Londres ! A Berlin elle s’attache Auguste Guillaume Schlegel, sans songer que chez celui-ci la haine de la Fiance allait jusqu’à la rage. A Vienne, elle est accueillie par tous ceux, Russes, Autrichiens, Allemands, qui ne peuvent aimer la France, ayant été trop souvent vaincus par elle et humiliés : on s’y presse au cours de Schlegel où, sous couleur de combattre l’influence française en littérature et en art, il s’agit de hâter le réveil du peuple allemand exalté par les souvenirs de son histoire. Elle entretient une correspondance active avec Gentz, l’agent de la politique anglaise, l’ancien conseiller privé de Prusse passé au service de l’Autriche. En Russie,