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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/204

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dépasser la soixantaine et, pour préciser, il avait en 1829 soixante-cinq ans. Quoiqu’il conservât avec toute sa chaleur de cœur et son élévation de pensée, les avantages extérieurs qui avaient fait de lui en d’autres temps un véritable héros de roman et « un des plus beaux grands seigneurs du royaume, » son âge ne permettait guère de suspecter le caractère de la liaison qui s’était formée entre lui et l’ambassadrice de Russie. Leurs lettres autorisent d’ailleurs à affirmer que, quelque vif et profond que fût leur attachement réciproque, il n’en resta pas moins toujours platonique. Il ne semble pas cependant que leurs contemporains en aient été également convaincus. Les assiduités de lord Grey auprès de l’ambassadrice ont donné lieu à des commentaires analogues à ceux que suggérèrent plus tard et à plus juste titre les assiduités de Guizot. En tous cas, et quoi qu’on en pense, elles mettent en lumière chez Mme de Liéven ce don d’attacher à soi et de tenir sous son charme les hommes qu’elle avait distingués. On ne saurait trop insister sur ce trait caractéristique de sa vie, ne serait-ce que pour l’opposer à tout ce qu’on a dit de son égoïsme, de sa froideur, de sa mobilité. Il prouve tout au moins qu’elle était capable d’enthousiasme et de constance, et que si, trop souvent, sous l’empire de ses passions politiques, de ses goûts, de ses intérêts, elle s’est reprise après s’être donnée, souvent aussi, elle est restée fidèle. Sa liaison avec lord Grey constitue à cet égard une preuve non moins convaincante que sa liaison avec Guizot. Lorsqu’en 1834, lord Grey apprendra que les Liéven sont rappelés, il sera désespéré et s’écriera :

— C’est comme un arrêt de mort.

Ils n’en étaient pas encore là en 1829. Ils se croyaient destinés à vivre longtemps ensemble. L’ambassadrice qu’on a vue, au lendemain du Congrès de Vérone, si désireuse de quitter Londres se flatte maintenant d’y être pour longtemps encore et même pour toujours. Après dix-sept ans de résidence en ce pays, elle se vante certes d’être toujours russe de cœur et rien de plus vrai ; mais elle est devenue anglaise d’habitudes et de goûts. Les rares séjours, que, pendant ce temps, elle a faits en Russie, — le dernier date d’hier, — loin de modifier ces dispositions, les ont fortifiées. Quoiqu’elle n’ait qu’à se louer de l’accueil de l’empereur, de sa bienveillance dont elle recueille fréquemment les témoignages, elle est toujours revenue de ses courses à Saint-Pétersbourg plus anglaise que russe, et ne cessant d’attacher le plus