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« … Vous oubliez, en me proposant Tsarkoé-Sélo, que longtemps avant mes malheurs, il avait été décidé que je devais me soustraire au climat de la Russie pendant un an et demi. Vous ne pensez pas sans doute que ma santé vaille mieux aujourd’hui qu’alors,.. Mon cher frère, vous êtes dans la plénitude des biens de ce monde. Vous ne sauriez entrer dans le cœur des malheureux et nul être n’est plus profondément malheureux que moi. J’ai tout eu ; je n’ai plus rien. »

Résolue à laisser là, au moins pour un temps, la cour de Russie, son dessein s’était fortifié à la suite d’un refroidissement momentané survenu dans ses relations avec une de ses compatriotes qu’elle croyait son amie, la comtesse de Nesselrode, femme du chancelier de Russie, venue elle aussi à Baden-Baden. Elle s’en plaignait à son frère avec amertume : « Cela me peine et m’étonne bien. Jusqu’ici et partout, j’avais eu le bonheur de conserver le bon vouloir des gens qui me prenaient une fois en amitié. Aujourd’hui mes malheurs semblaient m’y donner de nouveaux droits. Je me suis trompée dans cette circonstance et j’en suis vraiment blessée ; je ne connaissais pas les inégalités de caractère. Ceci a pour moi la suite naturelle que tous les Russes, qui se tournent toujours là où est la faveur, suivent les mouvemens de Mme de N… et m’évitent tous parfaitement. Cela me gâte mon reste de séjour ici. »

Au moins d’octobre, Mme de Liéven arrivait à Paris. Elle se proposait d’y passer l’hiver. Du premier séjour qu’elle y fit, il n’existe pas de traces dans nos documens. C’est par ailleurs que nous savons qu’à peine arrivée, elle eut un salon où commencèrent à affluer les hautes personnalités de la société diplomatique. Néanmoins, elle n’était pas décidée encore à s’établir définitivement en France, ce qu’elle n’eût pu faire sans l’agrément de l’Empereur, sous peine d’encourir sa disgrâce. L’autorisation qu’elle souhaitait ne lui parvint que l’année suivante (1836), en septembre, à Baden où elle était retournée. « L’Empereur ne vous défend rien, lui mandait son frère, et vous laisse libre de vos actions. »

Elle connaissait trop bien la cour d’où lui arrivait ce message laconique pour se dissimuler, alors même qu’elle feignait de ne pas le comprendre, ce qu’il cachait de mécontentement. En réalité, l’Empereur daignait fermer les yeux sur les faits et gestes de Mme de Liéven. Mais il était de toute évidence qu’il ne