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on n’avait pas de gouvernement, on recevait la dictature. Si, plus tard, le jeune tribun, emporté par la passion politique, exagéra son rôle et s’aliéna l’opinion publique par ses fautes et par des mesures oppressives ; s’il n’a pas été l’homme d’Etat et le stratège qu’on eût espéré, on ne saurait nier qu’à ce moment sa venue, qui replaçait au second plan des ministres inférieurs à leur rôle et leur substituait une volonté intrépide, fut considérée partout comme un événement heureux et imprima à tous les services de l’Etat une impulsion vigoureuse. La résistance, jusqu’alors si faiblement préparée en province, y devenait désormais une réalité, et, en imposant de nouveaux efforts à l’ennemi, semblait de nature à modifier en notre faveur l’attitude des neutres.

Notre Délégation comprenait bien cet avantage ; mais, tout en se félicitant de voir les ressources du pays concentrées par une forte initiative, et, par suite, s’accroître nos moyens d’action diplomatique, elle se demandait cependant si les préjugés, la fougue et le tempérament autoritaire de M. Gambetta ne jetteraient pas quelque trouble dans nos relations internationales. Heureusement nos inquiétudes furent vaines : dès sa première entrevue avec notre chef, M. Gambetta, reconnaissant en lui une ardeur patriotique non moins vive que la sienne, et toutes les qualités d’un négociateur expert, lui témoigna une confiance entière et qui ne s’est jamais démentie. Bien plus, ces deux hommes, si dissemblables par leurs origines et leurs opinions politiques, conçurent l’un pour l’autre une véritable amitié, qui devait survivre non seulement à la guerre, mais à tous les incidens ultérieurs. Rappelons en passant que, douze ans plus tard, lorsque M. Gambetta devint premier ministre, il nomma sur-le-champ M. de Chaudordy ambassadeur à Saint-Pétersbourg.

Ce complet accord avec le personnage qui dominait alors la majorité du pays et les conseils de l’Etat assurait au délégué la liberté de ses mouvemens : les démarches qu’il avait déjà tentées auprès des neutres prenaient ainsi plus d’importance et de valeur morale : il trouvait, en outre, dans une adhésion aussi spontanée la confirmation pratique des sentimens de M. Jules Favre, avec lequel, par loyauté autant que par esprit hiérarchique, il entendait rester étroitement uni. Enfin, plus tard, lorsque M. Thiers, revenu de son voyage dans les grandes Cours, exprimait des convictions décourageantes pour la défense nationale et pour l’intervention des neutres, si M. de Chaudordy put