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d’être vécue qui se vit dans la juste, reconnaissante et réparatrice postérité :


Me voilà depuis huit jours à Paris, écrit-il à M. de Gontaut-Biron, et tandis que j’espérais y trouver un peu de repos, je n’ai pas eu encore le temps de respirer. Aussi, je puis vous assurer que je ne reste ici que par devoir, car je me résigne avec peine à une vie où je ne puis ni voir un ami, ni ouvrir un livre, ni prendre un moment de repos, tout cela pour me jeter entre des partis absurdes, furieux, prêts à s’égorger les uns les autres, si je cessais de m’interposer entre eux. Heureusement, je trouve un dédommagement dans le sentiment d’un réel et grand service rendu au dehors, où je paie les dettes de la France, où je prépare la libération du sol, où je donne l’idée d’un gouvernement raisonnable qui relève les ruines de notre chère France aux yeux du monde. Si je ne parviens pas à pacifier les partis au dedans, je me dis qu’au dehors, j’aurai refait la situation de la France, qui sera refaite quoi qu’il arrive au dedans, à moins qu’il n’arrive au gouvernement des fous qui bouleversent toutes choses, ce que je ne crois pas du tout. On s’exagère en Europe la puissance et les chances de M. Gambetta. Il n’a que des chances très lointaines, s’il en a, et il ne les devrait, croyez-le bien, qu’aux fautes du parti monarchique. Il faut donc vous rassurer, et rassurer tout le monde autour de vous. Il importe avant tout, pour être rassurant, d’être rassuré. Je sais que vous montrez à Berlin une dignité douce, ce qui est la meilleure manière de représenter des vaincus devant des vainqueurs, vrais parvenus de la victoire et qui jouissent de leur bonne fortune avec peu de ménagement. Je ne me plains donc pas de vous et je suis content de vous avoir choisi ; mais je vous dirai avec la même franchise, et du reste sans étonnement ni mécontentement, que vous avez vu les choses avec les yeux de votre parti, ce qui, du reste, était fort naturel.

Votre parti sait bien que la monarchie est impossible aujourd’hui (l’avenir restant sauf pour tout le monde), et il affirme qu’il ne s’occupe pas de la rétablir, mais, après avoir dit cela, il ne sait s’y résigner, et il me crée toutes les difficultés imaginables, sans se soucier du mal qu’il fait à nos affaires. Il a conduit les choses à ce point, que la joie règne dans le pays quand la Chambre s’éloigne, et que l’inquiétude entre dans les esprits dès qu’elle revient. Et cela n’est pas ma faute, mais la faute de ceux qui ne veulent pas se résigner à la situation que je n’ai pas faite, que je subis par devoir, car, si je me retirais, j’aurais pour successeur non pas M. Gambetta, mais le chaos. Aussi, quand on me dit : « Vivez bien avec la Chambre, » ce n’est pas à moi qu’il faudrait le dire, mais aux tracassiers implacables qui ne se font pas scrupule de troubler un pays dont ils ne gèrent pas les affaires.

Je vous dis cela pour que vous ne jugiez pas mes dispositions autres qu’elles ne sont envers vous et envers les partis. Je suis un ancien monarchiste qui, forcé par la situation, appelé à sauver le pays d’un affreux naufrage, a su prendre son parti ; et, comme il faut être ou tout l’un ou tout l’autre quand on gouverne, a pris la République au sérieux et gouverne franchement avec elle. Je ne suis pas étonné que M. de Bismarck comprenne