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enfin, don Piane Arca[1], le corps ratatiné, la face enfantine, égoïste, avare, fantasque et violent, fidèle à ses antiques inimitiés, tout secoué de désirs de vengeance, et dévot par surcroît, sans cesse en prières, un chat sur les genoux, un chapelet de nacre brune autour du poignet, et, sous son long gilet, un collier de croix et de scapulaires, de médailles et de reliques, dont un fragment de la vraie croix, acheté à prix d’or à la veuve d’un bandit...

Cet art ou, pour mieux dire, ce don de dresser en pied, d’un regard, les personnages, de graver dans l’esprit du lecteur non pas une de leurs attitudes, mais l’ensemble de leur personne, physique et morale, Grazia Deledda l’exerce mieux que jamais dans ses trois derniers livres. La vieille Zia Bisaccia, dans Il vecchio della Montagna, Prête Porcheddù dans Elias Portolù, dans Dopo il Divorzio le pêcheur de sangsues Isidoro Pane, type tout franciscain, admirable de foi, de bonté délicate et. naïve, — ces personnages et bien d’autres encore sont moins passionnans sans doute que les protagonistes, mais non moins intéressans à d’autres titres, et aussi vivans.

Qu’il s’agisse d’analyse psychologique, en effet, de récit dramatique, de dialogue ou de description, la netteté, la sûreté, le relief du trait sont surprenans. C’est ce qui constitue l’originalité du réalisme de Grazia Deledda qui, à d’autres égards, ressemble à celui des Russes, de Dostoïevski et de Tolstoï. Elle diffère d’eux, en outre, par la continuelle attention qu’elle donne à la nature : non pas que ses personnages la sentent comme extérieure à eux, l’admirent et la goûtent volontairement ; mais ils en font partie, ils en jouissent inconsciemment, ils en vivent ; elle se mêle à toutes leurs émotions, à tous leurs instans. De cette incessante participation à ses changemens résulte pour eux une sorte de grandeur poétique, et pour toute l’œuvre une incomparable valeur : Grazia Deledda n’est pas seulement le poète de quelques drames profondément humains, elle est le poète de la Sardaigne. Ses romans racontent et peignent sa patrie. On pense, en la lisant, à ceux qui, chez nous aussi, ont voulu incarner une province dans leur œuvre, à George Sand par exemple, ou à Ferdinand Fabre. Mais son art est à la fois plus- riche, plus fluide et plus sobre que celui de Ferdinand Fabre.

  1. Piane, Cipriano.