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Voulez-vous la preuve qu’au théâtre le public se soucie de la nouveauté comme du temps qu’il fait ? Ce qu’il y a d’amusant dans l’agréable comédie-vaudeville de MM. Hennequin et Bilhaud, Heureuse, c’est justement qu’elle ressemble à un tas de vieilles connaissances que nous avons et qu’il ne nous déplaît pas de revoir. Toutes les situations nous en sont familières ; tous les types en ont été déjà vus ; nous devinons à chaque minute ce qui va se passer à la minute suivante : c’est une sécurité.

Gilberte est mariée à M. Château-La plante. C’est une Parisienne, une mondaine, coquette, futile, futée. Château-Laplante est un type de hobereau et qui exagère son type. Ce rustre, qui ne s’intéresse qu’à ses bestiaux et n’a de conversation suivie qu’avec son vétérinaire, a une grosse voix, de gros vêtemens de velours à côtes, de gros souliers à clous, une grosse pipe. C’est le modèle du ménage mal assorti. Nous souhaitons de toutes nos forces que Gilberte trompe son butor de mari ; nous cherchons l’amant. Il ne saurait être loin : c’est l’élégant Boisgibert. On se donne des rendez-vous à Paris où Gilberte fait des fugues fréquentes sous prétexte de courir les magasins de nouveautés. Encore sont-ils trop rares ces fréquens rendez-vous ! Quelle tristesse d’être obligés de se quitter ! Quelle humiliation d’être obligés de se cacher, sans compter qu’on risque toujours d’être découverts. Ah ! si on pouvait s’appartenir pour toujours ! Que Gilberte divorce, Boisgibert est prêt à épouser. Une querelle habilement ménagée survient à la fin de l’acte entre Gilberte et son mari. Une gifle. C’est le divorce souhaité.

A l’acte suivant, tout est consommé. Gilberte est remariée avec Boisgibert. L’amant est devenu le mari. De ce changement initial nous déduisons sans peine tous les autres changemens qui suivront par voie de conséquence nécessaire. Le délicieux Boisgibert est devenu insupportable. Il est assommant et stupide, car telle a toujours été sa définition, et, pour donner le change sur le néant du personnage, il ne fallait rien moins que les grâces d’état attachées à la situation d’amant. Il est jaloux et d’autant plus soupçonneux qu’il se souvient de tous les stratagèmes dont il bénéficiait jadis. Que Gilberte reçoive une lettre de modiste ! « Non, non ! pas celle-là ! Je les connais, les lettres de modiste. On croit qu’elles renferment une facture, on y trouve une déclaration. » Que Gilberte annonce une visite au Bon-Marché ! « Non ! non ! Pas à moi ! Je les connais les visites au Bon-Marché ; traduisez : une journée dans une garçonnière. » Cet animal fait regretter son prédécesseur. Au moins Château-Laplante n’était