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cette voie ferrée fort dangereuse « au débouché des ponts et dans le faubourg Saint-Antoine. »

Toujours est-il qu’au lieu du parcours primitivement convenu, de Sèvres à Vincennes, l’entrepreneur, après avoir établi sa ligne dans Paris, depuis le Point-du-Jour jusqu’à la place de la Concorde, se vit refuser l’autorisation d’aller plus loin. Pendant vingt ans les voitures de l’ « Américain, » soulevées sur des crics au coin des Champs-Elysées, échangèrent leurs roues à boudin contre des roues ordinaires. Ce transbordement cessa en 1874, lorsque chacun demeura persuadé que l’introduction de rails, assez appréciés déjà en maintes capitales, offrait plus d’avantages que de périls.

Trois cents kilomètres de ces barres de fer s’incrustèrent et s’allongèrent, en quelques années, sur nos chaussées de Paris et de la banlieue. Ces dernières appartenaient presque toutes à deux sociétés nouvelles : celles des Tramways Nord et Sud. La Compagnie des Omnibus, pleine de méfiance à l’égard des profits que l’on pouvait attendre des localités suburbaines, instruite d’ailleurs par la ligne « Sèvres-Concorde, » qui n’avait jamais donné que des déficits, se réserva, en vertu de son monopole, les meilleurs parcours intra muros et abandonna les environs à ses hardies cadettes, qui s’acheminèrent doucement vers la faillite, non sans déployer une louable ingéniosité dans les modes de leur traction et le type de leurs voitures.

Grâce à l’aiguillon de la concurrence, sur tous les réseaux celles-ci furent alors transformées et le voyageur s’épanouit. Au lieu de se frayer un passage à la force du jarret, parmi les jambes entre-croisées des premiers occupans, il atteignit sa place sans effort dans des véhicules élargis. Habitué à sentir, sur sa banquette, ses coudes et ses genoux fortement comprimés par les genoux d’en face et par les coudes d’à côté, tandis qu’il roulait, rudement secoué sur les pavés inégaux, assourdi par la vibration des vitres et par le tonnerre des roués, il éprouva un bien-être délicieux à placer et déplacer ses pieds devant lui à sa guise, sans heurter personne, sans risquer d’être mal jugé par ses voisines ; à se sentir aussi glisser presque en silence, sans cahots et avec moins d’arrêts, parce qu’une ordonnance préfectorale ordonnait à toute voiture de se garer devant le tramway, le carrosse du peuple ; comme le populaire d’autrefois se collait aux auvens des boutiques pour laisser passer le carrosse du roi ou des grands.