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camaraderie dont les causeries ignorent toute préoccupation mercantile. Parmi ces frères d’art dont il partage l’existence, il rencontre des adeptes des diverses expressions de l’idéal humain. Il entend discuter entre eux les peintres, les sculpteurs, les musiciens, les architectes, se pénètre de l’harmonie générale des beaux-arts et mesure ce qu’ils s’empruntent mutuellement pour être complets. Son esprit ne peut, dans cette ville, centre de toutes les histoires, négliger l’enseignement de l’histoire ni se désintéresser des trésors dont elle alimente la pensée de l’artiste. Si la solitude lui est nécessaire, où la trouvera-t-il plus recueillie et en même temps plus peuplée de souvenirs que dans les nobles retraites de la Villa Médicis, dans ce boschotto fameux, si frais en ses verdoyantes ténèbres, entr’ouvertes çà et là sur la fauve perspective de Rome, et dont le belvédère découvre la vue la plus saisissante du monde, encerclée par les monts de la Sabine et d’Albano ? Ou encore, dans les jardins Farnèse, sur les flancs si riches de ruines du mont Palatin, quand la verdure des ifs et des cyprès s’assombrit au crépuscule, tandis que le soleil descend derrière le Capitole, que l’ombre envahit le Forum devenu désert, et qu’au bout de cette vallée sublime, la crête du Colisée s’empourpre dans les rayons du soir ?

Et qu’on n’objecte pas ce que peuvent avoir d’oppressant, de tyrannique, pour une imagination timide, des spectacles d’une signification si ample, et où la mort, le passé, semblent parler d’une voix trop formidable, étouffant les douces rumeurs du présent et de la vie. Non, car ce qui chante le plus haut dans ce solennel concert, ce sont les accens de la vie, et mieux que de la vie, — de la durée, de l’éternité. Lorsque Ingres, grand prix de Rome et quittant l’atelier de David, connut enfin cette Italie qui, d’avance, lui faisait battre le cœur, le premier cri jailli de ses lèvres fut cette exclamation célèbre : « Comme ils m’ont trompé !… » Pourquoi ?… Justement parce qu’il trouvait la palpitation de la vie sous des formes qu’on lui avait montrées inertes, vides de frémissante humanité, figées de convention. À travers David, il n’avait vu qu’une antiquité divorcée d’avec la nature, stylisant le type humain presque jusqu’à la parodie de l’humanité même, ou du moins devant entraîner à cet excès des disciples aveuglés. Aujourd’hui, face à face avec le génie antique, il en surprenait la source profonde, qui est la vie en mouvement, malgré le calme et la dignité des attitudes, et même sous le mystère flottant des draperies.