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causeur toujours en verve, conteur spirituel et narquois en même temps qu’homme averti et bon juge. On ne se lasse pas de l’écouter. Et le fait est qu’on retrouve dans son dernier livre et au même degré tous ces mérites, la variété et la solidité de l’information, la souplesse du style, et la jeunesse de l’esprit.

Quand nous lisons aujourd’hui Tacite, une question se pose à nous, qui est sans doute la principale, qui domine et qui contient toutes les autres. L’historien est-il digne de foi ? Est-ce une histoire qu’il a composée ou n’est-ce qu’un réquisitoire enflammé ? Il a promis d’être impartial, de se tenir aussi éloigné de la haine que de la faveur. Et nous ne doutons pas qu’il ne soit honnête homme. Pourtant ce à quoi il nous fait assister c’est à un long enchaînement d’horreurs, et d’atrocités de toute sorte. Il ne rappelle que les crimes, il ne peint que les hontes. Et il prolonge avec une sorte de furieuse insistance ces spectacles d’abjection. Trop est trop. Nous nous refusons à admettre que le gouvernement des Césars n’ait été fait que de cette série de turpitudes. Il faut que l’historien ait faussé le tableau, forcé la note, dépassé la mesure au-delà du vraisemblable. Apparemment il a été égaré par la haine. Ceux dont il s’est fait le biographe, il en est l’adversaire irréconciliable. Il est le représentant des vieilles mœurs qui se dresse contre la société nouvelle. Il est le porte-parole du Sénat dépouillé de son influence. Aristocrate, il exprime les rancunes de sa caste contre un pouvoir qui relègue l’aristocratie loin des affaires. Le livre de Tacite, c’est l’histoire de l’Empire écrite par un républicain…

Cette solution a été longtemps adoptée ; et on a expliqué par des raisons politiques la vivacité de couleur, l’âpreté de ton et la violence qui sont justement les caractères par lesquels son œuvre nous séduit. Tout le livre de M. Boissier ne tend qu’à montrer la fausseté de cette explication. D’abord les contemporains n’ont pas éprouvé les mêmes scrupules que nous ; les histoires et les Annales, lorsqu’elles parurent, ne tirent pas scandale ; au contraire, elles furent bien accueillies ; c’est donc que la société d’alors y retrouvait un écho assez fidèle de l’opinion généralement répandue : elle reconnaissait les Césars dans le portrait que Tacite en donnait : elle n’était point d’avis que le peintre eût trahi ses modèles. Ensuite les autres historiens qui nous ont parlé des Césars l’ont fait, sinon dans les mêmes termes, du moins dans le même sens, et sinon avec le même génie, du moins avec la même sévérité. Ils n’avaient pas pour médire des princes les raisons qu’on prête à Tacite ; et ils n’ont pas été plus