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un fonctionnaire, et qui fait à sa situation les concessions nécessaires. Parce qu’il est honnête homme, il souhaite que le prince ne soit pas trop vicieux ; il se déclare satisfait quand un Nerva ou un Trajan concilie le principal avec la liberté. Ses ambitions n’allaient pas plus loin. C’était un modéré, ennemi de tous les excès, et qui savait s’épargner les protestations inutiles. Il n’y avait rien, ni dans sa naissance, ni dans ses opinions, qui en fit un ennemi nécessaire des princes dont il écrivait l’histoire.

Laissons donc de côté l’homme politique pour ne voir que l’artiste. Aussi bien pour expliquer ce qui fait l’originalité de l’œuvre de Tacite, il faut nous en tenir à des considérations d’ordre littéraire. Tout dépend de la conception qu’il se fait de l’histoire, et des dons qu’il y apporte, de sa sensibilité, de son imagination et de sa rhétorique. Or, quoiqu’il ne nous ait guère entretenus de sa personne, c’est lui-même que nous retrouvons sans cesse dans son œuvre, avec son tour d’esprit, son humeur, son tempérament. Personne plus que cet historien n’a fait œuvre personnelle et subjective.

Comment Tacite est-il devenu historien ? Quel attrait l’a poussé vers l’histoire, et quelle satisfaction en attendait-il ? Nous le savons très exactement. La contrainte des dernières années de Domitien a déterminé sa vocation. Ce fut une période de terreur, pendant laquelle les honnêtes gens se cachaient et se taisaient. Tacite, qui sait l’inutilité et le danger de l’opposition, courbe la tête. Obligé de venir aux séances du Sénat, il a sa part et son rôle dans les scènes honteuses qui s’y jouent chaque jour. Il s’associe aux flatteries dont ses collègues accablent le prince. Il vote les mesures odieuses que le maître exige de l’universelle servilité. Il condamne sans protester les innocens qu’il est prudent de sacrifier. Rôle atroce dont il sent profondément l’humiliation ! Cauchemar dont, pour toujours, son esprit devait rester hanté ! Désormais une seule question le préoccupe : comment a-t-on pu en venir là ? Quel a été l’acheminement ? Comment les règnes de Tibère, de Claude, de Néron et de Caligula ont-ils préparé celui de Domitien ? Quelles séries d’épreuves ont rendu possibles celles dont lui-même devait avoir à souffrir ? Tacite demande au passé de lui expliquer le présent ; c’est le bon moyen pour transporter le présent dans le passé, pour s’y retrouver soi-même avec ses colères et ses indignations, pour s’en faire le témoin passionné, ému, vibrant.

Tacite ne peut se détacher ni de lui-même, ni de son milieu habituel. C’est à Rome qu’il a vécu, dans le monde officiel, au Sénat, en