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peu de l’imiter et qu’ayant eu de si brillans élèves, il ait formé trop peu de disciples.

Les causes de cet abandon d’un genre littéraire sont assez faciles à déterminer. D’une part, les érudits s’enferment d’une façon sans cesse plus jalouse dans leurs études spéciales ; et ils ne se contentent pas de se tenir eux-mêmes à l’écart de la littérature, mais ils l’envisagent avec méfiance et voient en elle une infatigable ouvrière d’erreur. D’autre part, le déclin des études fait que les lettrés eux-mêmes ne sont plus guère soucieux qu’on les renseigne sur les choses antiques. Un genre vit de la collaboration du public ; et, pour que nous nous intéressions à une façon nouvelle d’interpréter l’œuvre de Virgile ou de Tacite, encore faut-il que cette œuvre nous soit familière. M. Boissier fait quelque part l’éloge des tableaux de Tacite, et il ajoute : « Quelques-uns de ces tableaux sont parmi les plus beaux qui nous restent des écrivains anciens. Il est inutile de les rappeler : tous les lettrés les connaissent. » Le nombre diminue chaque jour de ces lettrés auxquels il est inutile de rappeler ces tableaux parce qu’ils les connaissent trop bien. Peut-être le jour est-il proche où on cessera de faire lire à nos jeunes gens ces récits des historiens anciens qui ont encore enchanté notre imagination d’écoliers. Quel dommage ce sera au point de vue même de l’éducation, M. Boissier l’a dit avec une incomparable autorité : « Avec ses défauts et ses qualités, grâce à la saisissante beauté des scènes qu’elle décrit, à la part qu’elle fait à la morale, l’histoire ancienne s’est trouvée être un admirable instrument d’éducation. Depuis la Renaissance, elle a élevé toute la jeunesse du monde civilisé. On nous dit qu’en ce moment le charme est rompu, et qu’on s’éloigne d’elle. Je ne suis pas sûr qu’on ait raison de le dire, et je doute que nos jeunes gens soient devenus aussi insensibles qu’on le prétend aux beaux récits de Plutarque et de Tite-Live qui ont ému leurs pères. Ce que je sais, ce que je puis affirmer, c’est que le jour où l’histoire ancienne aura disparu de nos écoles, il y manquera quelque chose. » Si fâcheuse à cet égard et à tant d’autres, la diminution de la culture classique ne peut en outre manquer d’avoir son contre-coup sur le développement même de notre littérature. Nous en avons sous nos yeux la preuve par la disparition d’un genre auquel nous devons des livres du plus vif et durable intérêt. Aujourd’hui la matière de l’antiquité fait retour à l’érudition. C’est un appauvrissement sans compensation et une perte sèche pour la littérature française.


RENE DOUMIC.