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elle-même. Sa carrière ou son destin répond à sa naissance. Un triolet ! Quelle vertu le génie donne-t-il donc à si peu de matière, que trois pauvres notes engendrent ainsi tout un ordre idéal, qu’elles puissent non seulement créer en nous la vie morale, mais l’étendre et l’élever à l’infini ? Dans ce premier morceau, tout monte incessamment, tout s’élance. Il n’y a pas un épisode, pas une péripétie, pas un détail, qui ne concoure à l’exaltation du sentiment et n’y ajoute. Parfois, c’est moins qu’un triolet, c’est un accent, un seul, qui provoque les plus héroïques éclats et, par exemple, au milieu du working-out, cette poussée ou cette charge de formidables octaves que rien ne faisait prévoir et que rien ne peut contenir.

Beethoven, pourtant, comme l’orateur auquel il ressemble et qui se connaissait lui aussi en héroïsme, Beethoven aurait pu s’écrier : « Loin de nous les héros sans humanité ! » Le sien, dans ses plus ardentes ivresses, a des reprises ou plutôt des relâches et des abandons attendris. A côté des parties abruptes, et qui fièrement se dressent, il y en a de planes en cette musique, et qui s’étendent longuement.

Mais ces haltes délicieuses sont rares. Héroïque autant que le premier allegro, le dernier l’est avec plus d’emportement et presque de folie. « Le jour sort de la nuit comme d’une victoire. » C’est ainsi que de l’adagio sort le finale, dès le début et jusqu’à la fin triomphant. La brusquerie et la violence de l’attaque, la fureur et la rage de l’étreinte en témoignent, c’est bien « à la gueule » que Beethoven, ici, a saisi le destin. Et, dans son âme au moins, sinon dans sa vie, il en est demeuré vainqueur. La mort même n’a pas prévalu contre sa victoire. La dernière page de ce finale est d’une magnificence funèbre. Tandis que le piano laisse descendre et s’éteindre de suprêmes accords, les timbales, avec une éloquence inconnue avant Beethoven, semblent sonner longuement la mort du héros. Mais une gamme fulgurante sillonne soudain l’orchestre, le ranime et le rassemble, il bondit, il triomphe de joie tout entier, et l’œuvre s’achève en apothéose, dans l’allégresse de la vie reconquise et possédée à jamais.


Beethoven a de nouveau trouvé dans M. Edouard Risler un incomparable interprète. Le vendredi-saint, l’exécution du cinquième concerto fut admirable ; celle des quatre dernières sonates, dimanche, au Nouveau-Théâtre, a été quelque chose de prodigieux. Entendre M. Risler est l’une des plus grandes joies musicales qu’on puisse éprouver aujourd’hui. Vous rappelez-vous comment un personnage de Grillparzer, « le musicien pauvre, » parle des artistes de son temps ?