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et des empoisonneurs. Une pluie pressée de délations s’abattit journellement sur la table des magistrats, qui commencèrent à s’affoler parmi ces pistes innombrables. Bien que, les premiers mois, l’on n’eût guère mis la main que sur de vulgaires criminels, aventuriers sans feu ni lieu, gibier de bagne et de potence, les soupçons atteignaient les plus hauts personnages, sans toutefois qu’aucun fait précis eût jusqu’à présent donné corps aux rumeurs vagues et incertaines, aux hasardeuses suppositions que l’on murmurait à voix basse.

Luxembourg eut le triste honneur d’être l’un des premiers à susciter les méfiances du public. Il semble trop certain que, dès le début des poursuites, on ait, un peu partout, mêlé son nom glorieux à cette sinistre affaire. « L’on m’a dit, — écrit, en mai 1679, Caillet de Chanlot à Condé[1], — que M. Boucherat, qui est le président de la Chambre royale, n’avait interrogé pas un des criminels qui ont été exécutés, qu’il ne leur eût demandé s’ils n’avaient point eu de commerce avec M. De Luxembourg. » — « La voix du peuple, — constate l’un des correspondans de Bussy-Rabutin[2], — avait accusé M. De Luxembourg il y a plus de huit mois ; et vous savez bien que, dans ce pays-ci (la Bourgogne), il en a couru de fort vilains bruits. » De cette méfiance et de ces bruits, il n’est pas malaisé de discerner les causes. Sa célébrité d’homme de guerre et le génie qu’on lui reconnaissait n’avaient pu lui valoir ni l’estime ni la sympathie de ses contemporains. A la Cour, on le redoutait pour son esprit railleur, dédaigneux, dénigrant, pour cette ambition sans scrupule qui marchait vers le but en renversant tout sur sa route. Le bourgeois s’offusquait du cynisme de ses propos, de l’audacieuse liberté de langage qui ne respectait rien et n’épargnait personne. Les cruautés naguère exercées en Hollande et la malédiction des peuples ravagés attachaient, même en France, une sanglante légende à son nom. Ses mœurs, il faut l’avouer, n’étaient guère celles que l’on eût pu attendre de son âge, de ses cheveux gris. On en parlait avec scandale, dans un temps et dans un milieu dont la vertu farouche n’était point le trait dominant. Le maréchal, à cette époque, avait depuis deux ans passé la cinquantaine ; son physique n’était pas pour racheter le tort des années. Avec sa bosse proéminente, son corps si contrefait que, disait Mme de

  1. 19 mai 1679. Archives de Chantilly.
  2. Lettre de La Rivière, du 9 février 1680. Correspondance de Bussy-Rabutin.