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Grignan, « s’il perdait un bras ou une jambe à la guerre, on ne s’en apercevrait même pas, » avec son visage sarcastique, ses sourcils broussailleux, parmi lesquels luisait la braise de ses yeux étincelans, sa bouche caustique aux lèvres minces, sa voix mordante qui semblait aiguiser les flèches de sa perpétuelle ironie, il lui fallait, malgré la splendeur de son rang, payer cher les bonnes grâces de celles qu’il n’eût pas autrement conquises ; et ces amours vénales l’engageaient trop souvent en des démarches et des sociétés suspectes. Une petite troupe de familiers et de compagnons de plaisir, complaisans de ses galanteries, composaient sa cour habituelle ; le juste discrédit qui pesait sur certains d’entre eux rejaillissait sur lui et achevait de ternir l’éclat de sa réputation.

Outre ces raisons générales, des circonstances particulières désignaient Luxembourg à la suspicion populaire. Il n’est pas douteux, en effet, que son imagination hardie, sa soif ardente de tout connaître, son esprit d’aventures, ne l’entraînassent vers les sciences défendues dont se repaissait avidement la curiosité de son siècle. Tout jeune, avec Chavagnac et d’Harcourt, il s’était adonné à des recherches d’alchimie, avait entrepris le Grand œuvre, sans autre résultat que d’y laisser une part de sa fortune[1]. Ce premier insuccès n’avait pu le décourager. Il continua plus tard, dans les loisirs de ses campagnes, à fréquenter en de certains milieux, dont les habitués se livraient à de peu catholiques besognes. Même un jour, — au rapport de Mme Desnoyers, — chez une pythonisse en renom qui s’était engagée à « lui faire voir le Diable, » il traita si rudement Satan, apparu soudain à ses yeux, que le prince des Enfers, à la surprise extrême de l’assemblée, tomba à ses genoux en implorant humblement sa merci[2].

Il y a mieux. Luxembourg, de longue date, entretenait à ses frais et menait partout avec soi un étrange compagnon, moitié bouffon, moitié savant, astrologue à ses heures et diseur de bonne aventure, dont, au cours du procès, le rôle inexpliqué sera l’un des griefs invoqués par l’accusation. Le nom de cet aventurier se retrouve à chaque page dans les cahiers de l’instruction. Il se disait « gentilhomme franc-comtois » et se faisait appeler le vicomte de Montemayor[3] ; dans la réalité, il était

  1. Voir la Jeunesse du maréchal de Luxembourg, p. 432.
  2. Lettres de Mme Desnoyers, t. III.
  3. Interrogatoire de Montemayor, 13 mars 1680. Archives de la Bastille.