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se percevoir et les gens de loi de s’engraisser aux dépens de la communauté ! Non, cela ne se peut, dit le paysan d’Irlande, et la Ligue qui le soutient. Une fois les concessions commencées, le remède trouvé, il faut aller jusqu’au bout ; la vente à l’amiable ne suffit plus : ce que nous voulons, c’est la vente forcée, par mesure d’ensemble, des terres que nous cultivons, c’est la fin du régime de la dualité de propriété, l’abolition du landlordisme[1].

On veut autre chose encore : une large et intelligente mesure de « remembrement » agraire dans l’Ouest irlandais, dans le Connaught. Latifundia perdidere Hiberniam ! Autrefois surpeuplé, le Connaught n’est guère plus aujourd’hui qu’une immense prairie déserte et nue comme celle du Montana ou de l’Idaho ; les paysans, expulsés en masse lors de la grande famine, y ont fait place aux brebis du Roscommon et aux jolies petites vaches noires du Kerry ; ceux qui restent sont parqués sur des pierriers ou dans des tourbières où ils meurent de faim, faute de terre à cultiver, tandis que sous les yeux s’étalent à perte de vue les vastes terres d’élevage, les riches grazings. Rendre des terres à la culture, c’est la vraie solution du problème de l’Ouest ; elle est officiellement acceptée, il faut seulement avoir le courage de l’appliquer, non pas par places, mais largement, en expropriant partie de ces latifundia et en les morcelant, pour qu’ils fassent vivre non plus des bœufs et des moutons, mais des hommes, des femmes et des enfans…

Un exemple pour éclaircir les choses. Lora de Freyne, landlord catholique et descendant d’une vieille famille établie en Irlande au temps de Henri VII, possède dans le comté de Roscommon en Connaught environ dix mille hectares de terres, y compris son manoir de Frenchpark et de vastes terres d’élevage. Il a là quelque chose comme deux mille tenants, sur des terres

  1. C’est l’expropriation pour cause d’utilité publique des landlords en tant que nus propriétaires des terres occupées et cultivées par les tenants : il ne s’agit nullement, bien entendu, des terres ou demesnes exploitées directement par les landlords, non plus que des terres d’élevage ou grazings soumis à un régime spécial. — On calcule que l’ensemble de l’opération représenterait un capital de deux milliards et demi de francs, à avancer par le Trésor au moyen de sortes de lettres de gage (land stock), et à amortir dans une période variant de 49 à 75 ans sur les annuités payées par les paysans acquéreurs. — On s’étonnera peut-être de ce que l’annuité du paysan acquéreur puisse être inférieure à la « rente » elle-même : il faut se rappeler d’abord que la « rente » est généralement excessive, eu égard aux circonstances, et puis qu’en Irlande, toutes les améliorations et avances au sol étant faites par le tenant seul, en règle générale, le sol n’a pour le landlord qu’une valeur de capitalisation très réduite.