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qui ne sont guère que landes et tourbières, mal défrichées et plus mal drainées, gonflées par l’eau qui sourd de toutes parts ; tout ce qui est terre arable a été gagné sur le bog à force de bras. Quelques-uns de ces paysans exploitent dix hectares ou davantage ; le grand nombre n’a que deux ou trois hectares en moyenne, et il est clair que ceux-là, eussent-ils la libre jouissance du sol, n’en tireraient qu’à grand’peine leur propre subsistance. Or, tout ce monde paie tant bien que mal des « rentes » d’environ cinquante francs par hectare, parfois de soixante francs, et les paie non sur le revenu de la terre, à vrai dire, mais sur l’argent envoyé d’Amérique par les en fan s’émigrés, filles et fils, ou sur celui que gagnent des hommes, qui, chaque été, vont travailler en Angleterre pour le temps des moissons. — « Rentes » trop hautes, tenures trop petites, on touche ici du doigt les deux plaies vives du régime agraire irlandais. Ce qui complique d’ailleurs les choses, c’est que, depuis quelques mois, ces paysans ont vu leurs voisins à droite et à gauche sortir de misère comme par enchantement ; leurs landlords les ont faits propriétaires, et, en ce cas, leurs annuités sont inférieures aux « rentes » antérieures ; mieux encore, l’État, je veux dire le Congested Districts Board, a acquis la propriété de lord Dillon, trente mille hectares de terres sur la lisière de lord de Freyne, et là il a rebâti les chaumières, dépecé le surplus des terres d’élevage, arrondi les lots de chacun, et réduit d’un tiers les « rentes » en attendant la vente finale du sol au cultivateur : c’est, jusqu’à présent, la seule grande opération faite en ce genre, avec celle de l’île de Clare, et il faut avouer qu’elle a parfaitement réussi. Seulement on devine reflet produit sur les tenants de lord de Freyne, le fatal, — et après tout assez légitime, — « pourquoi eux et pas nous ? » qui s’élève comme un murmure grandissant jusqu’au jour où, l’occasion se présentant, en octobre 1901, ils réclament d’un seul cri la diminution d’un tiers dans les « rentes, » comme chez lord Dillon, pour attendre la solution définitive. Refus de lord de Freyne, que soutient le syndicat des landlords, comme la Ligue soutient les paysans. La guerre est déclarée ; les paysans refusent la « rente ; » le district est occupé par la police, au point que même un étranger ne peut faire vingt pas sans avoir des agens à ses trousses ; on jette en prison les chefs de la résistance, et, en manière d’exemple, trente familles sont évincées de chez elles. Voilà où l’on en est, et Dieu sait comment cela finira…