pour lui extorquer sa signature. Mais lui, retrouvant aussitôt toute sa lucidité d’esprit, découvre la trahison, déchire l’acte frauduleux, dicte ses conditions aux deux fourbes terrorisés par cette extraordinaire possession de soi-même. Il est clair que ce dernier épisode paraît à M. Mirbeau vraiment atroce, et qu’il en est lui-même épouvanté : s’il l’a retracé d’une main toute tremblante, c’est qu’à ce coup il lui semble bien impossible que Lechat ne soit pas désormais aux yeux de tous « le diable en personne. »
Je laisse de côté ce que la scène, à la façon dont elle nous est présentée, a d’invraisemblable. Rien ne nous faisait supposer que ce fameux acte de société dût être signé sur l’heure. Mais admettons que cette nécessité s’imposât : on voit très bien en quoi elle est douloureuse, on ne voit nullement qu’elle ait un caractère révoltant. Il est fréquent que nous soyons obligés d’imposer silence à notre cœur, pour satisfaire aux exigences de notre position. L’acteur comique, torturé d’inquiétudes pour un être qui lui est cher, entre en scène, joue son rôle et fait rire les gens. M. Mirbeau, qui jadis invoquait cet argument pour reprocher aux comédiens l’indignité de leur condition, en a reconnu l’inanité, maintenant qu’il a fait à la corporation tout entière une réparation solennelle. Théophile Gautier écrit dans une de ses lettres : « J’ai fait un feuilleton pour payer l’enterrement de notre mère : il était très bien. » Il y a une activité professionnelle qui se continue au milieu des pires épreuves. Nous tous, il nous est arrivé d’accomplir, l’âme déchirée, les devoirs de notre tâche. C’est la vie.
Quelle est maintenant l’impression dernière que nous laisse le personnage de M. Mirbeau ? Chose curieuse ! Elle est beaucoup moins forte que nous ne l’aurions cru. Certes nous n’éprouvons pour lui aucune espèce de sympathie, ni une ombre d’estime. C’est un forban ; voilà qui est entendu. Mais il nous est pouvant impossible de le séparer du milieu dans lequel l’a placé l’auteur. Nous sommes bien forcés, après avoir porté sur lui un jugement absolu, de le juger par rapport aux gens qui l’entourent ; et il se trouve que ceux-ci, la plupart du temps, sont pour le moins aussi odieux que lui. Il bénéficie du mépris que nous inspirent ses victimes. Dans plus d’une occasion, l’auteur nous force à l’excuser, à le plaindre, à prendre parti pour lui. On nous dit, par exemple, qu’il a fait un nombre considérable de dupes, ruiné des familles par centaines, acculé au suicide des dépositaires trop confians. Nous sommes très disposés à le croire. Mais, au théâtre, ce qu’on nous dit au sujet des personnages a beaucoup moins d’importance que ce qu’on nous en montre. Rien ne compte, sauf ce