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millions, et ajouté les hectares de bois aux hectares de pâturages, il reste pourtant une petite chose que toute son opulence n’a pu lui gagner : c’est l’estime. Tant qu’il ne suffira pas d’être riche pour être estimé, l’on pourra se dire que rien n’est perdu et qu’il y a encore de beaux jours pour les honnêtes gens. Avouez, d’autre part, que la fille d’un Lechat avait toutes les chances pour devenir une petite péronnelle, aussi vaniteuse que son père, et beaucoup plus disposée à profiter des millions de ce brave homme qu’à se priver de toutes les satisfactions qu’elle peut en attendre. C’est M. Mirbeau qui intervient contre toute vraisemblance pour souffler à Germaine une âme farouche. C’est lui encore qui, de façon tout arbitraire, complique d’un fait divers son dénouement. Car la mort de Xavier n’a rien qui fût dans la logique des choses. Parmi les nombreuses victimes que fait l’automobilisme, il en est beaucoup dont les pères étaient de fort honnêtes gens. Entre les manœuvres frauduleuses des pères et les accidens d’automobile des fils, il n’y a aucun lien nécessaire. Comme Thésée avait imploré de Neptune l’envoi d’un monstre vengeur, de même l’auteur de Les affaires sont les affaires fait appel à ce hasard qui est toujours à la disposition des dramaturges en peine de dénouement. Cette automobile a quelque chose de providentiel. M. Mirbeau a voulu que Lechat fût puni, vaincu, accablé. A la prochaine et inévitable culbute, il sera complètement dénué : ni millions, ni amis, ni enfans. Cela est consolant pour nous autres et nous donne du goût à l’existence.

En somme, la pièce de M. Mirbeau témoigne d’un effort consciencieux et d’intentions louables ; on y voudrait seulement une forme moins conventionnelle, quelque souci de la réalité, surtout un peu plus de nouveauté et de hardiesse.

M. De Féraudy porte avec une admirable vaillance le poids du rôle écrasant de Lechat. Il y est tour à tour amusant et émouvant. Il y fait une prodigieuse dépense d’énergie, de verve, de mouvement. Le défaut est que son effort est trop visible, qu’il se démène trop, et que la fatigue n’est pas pour lui seul. Mme Pierson est excellente dans le rôle de Mme Lechat, la bourgeoise mesquine qui n’a pas pu s’habituer aux grandeurs de son existence, et figure comme une étrangère au milieu de tout ce faste. Mlle Lara avait à interpréter le rôle pénible de Germaine. Elle en a encore accentué la sécheresse ; mais il faut lui tenir compte de la vigueur qu’elle a montrée dans quelques passages. M. Berr a dessiné avec beaucoup de justesse la silhouette du jeune fêtard. M. Duflos (Lucien), MM. Laugier et Garry