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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/614

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brouillonne et bornée, se répandait en propos imprudens et s’en prenait à chacun tour à tour. Condé, seul de sang-froid parmi toutes ces femmes éplorées, avait peine à faire prévaloir la voix de la raison ; il prodiguait les sages conseils, prêchait sans se lasser l’entente et la modération : « Pour ce qui est des plaintes qu’on commence à faire contre Mme de Tingry, dit-il judicieusement, je crois qu’il serait mieux de mettre à part tous les sujets qu’on en peut avoir, jusqu’à ce que l’affaire de M. De Luxembourg fût finie, et de rallier présentement tous les amis de part et d’autre pour servir ce pauvre homme dans cette malheureuse conjoncture. » Les « crieries » de la maréchale l’impatientent particulièrement : « Je vous prie de faire en sorte, écrit-il au fidèle Ricous, qu’elle ne fasse point paraître de l’aigreur dans ces affaires-là. Car tous ces discours qu’elle tient et ces mots à l’oreille ne servent de rien, et cela pourrait plutôt nuire que d’amener la justification de M. De Luxembourg. Il serait bon que vous lui fissiez entendre tout cela, afin que leurs ennemis ne pussent point tirer avantage de tout ce qu’elle pourrait dire[1]. »

Ces avis venaient à propos. L’opinion, d’abord étonnée, se déchaînait maintenant violemment contre le maréchal. Toutes les rancunes, les jalousies anciennes, les griefs vrais ou supposés, se réveillaient, se dressaient contre lui. On l’accablait d’accusations ridicules ou abominables ; et c’étaient des récits de forfaits et d’orgies, à côté desquels pâlissaient toutes les délations de Lesage. « Je fus hier en course pour en apprendre des nouvelles, mande Bourdelot à Condé[2]. On dit cent mille ordures effroyables. On parle d’une procession blanche, d’un prêtre tout nu avec une étole, suivi de douze femmes nues, d’autres orgies ou sacrifices faits au diable. » Ce n’est pas assez d’affirmer qu’il est l’amant de sa belle-sœur, la princesse de Tingry, on sait encore de science certaine que Luxembourg a eu d’elle « trois enfans, qu’il a fait consumer dans le four de la Voisin. » D’autres, non moins bien informés, se souviennent qu’à Utrecht il s’est fait apporter un jour par un des intendans du Roi « une grosse somme, » qu’il a fait prélever sur l’argent des contributions ; quarante-huit heures plus tard, cet intendant mourait empoisonné, et le duc « reprenait le récipissé » de la somme[3].

  1. Lettres des 31 janvier et 13 février 1680. Archives de Chantilly.
  2. 29 janvier. Archives de Chantilly.
  3. Lettres de Bussy à La Rivière, de M. Brayer à M. De Mazauges, etc.