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premier fiacre que tu prendras t’insultera. Sur tous les murs tu ne verras que des interdictions : défense de passer, défense de marcher, défense de stationner, défense d’afficher, défense de… etc. Les sergens de ville te bousculeront, les passans te coudoieront, les camelots t’assourdiront et mille imbéciles t’interviewront. Et tu regretteras bientôt les forêts sauvages et les grands espaces, les pays où l’homme est esclave et non citoyen, et jusqu’aux singes assourdissans qui ont du moins le mérite de n’être pas des hommes. »

C’était bien là, sous une forme un peu paradoxale, l’expression de ma pensée et du dégoût que me faisaient éprouver le factice de la vie sociale et mondaine, le convenu des idées ressassées, des convictions toutes faites, des actes monotones, semblables et prévus. Il me semblait qu’après avoir galopé librement par le monde, j’étais redevenu le cheval de cirque condamné à tourner chaque soir dans le même sens, sur la même piste, devant le même public blasé.

Aussi est-ce avec une joie réelle qu’à peine revenu je me vois reparti, voguant de nouveau vers les contrées ensoleillées, en laissant derrière moi Paris dévasté où se prépare, dans l’activité fiévreuse des grèves, la grande foire de demain. Je me réjouis d’échapper à l’Exposition, aux parties fines dans les restaurans baroques, à la cohue de faux exotiques et de vrais rastaquouères qui vont inonder la capitale. Sans doute nous reviendrons à temps pour assister à la fin de cette kermesse internationale. Et nous pouvons espérer, vers l’époque de la clôture, trouver les préparatifs terminés, et voir se dresser sur les rives de la Seine toute une ville en simili-pierre, en simili-bois, en simili-bronze, constituant un simili-art dont nous sommes fiers, je ne sais pourquoi. Il est vrai que pendant ce temps, préoccupés exclusivement du succès de la fête, nous aurons sans doute accepté quelque autre Fachoda. Mais la France ne s’en apercevra pas dans le joyeux étourdissement de ses bouis-bouis et de ses danses du ventre. Et nous qui aurons vu ailleurs la place infime que nous tenons dans le monde, le dédain qu’on professe pour notre puissance nous qui aurons souffert de l’orgueil méprisant des uns, de la pitié dédaigneuse des autres, si nous venons dire que tout va mal, que nous courons à la décadence et à la ruine, on nous rira au nez en nous répondant par le nombre des entrées à l’Exposition universelle.