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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/900

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Ne jouons donc pas le rôle de Cassandre, puisque aussi bien, on ne l’écoute jamais. Contentons-nous de jouir des paysages, du soleil et des fleurs, et quand vient la tristesse, laissons-nous bercer par elle au bruit monotone de la mer.


PORT-SAÏD

En quelques jours nous avons traversé cette Méditerranée qui n’a d’égale dans le monde ni pour l’éclat de son ciel, ni pour la transparence de ses eaux, ni pour ses côtes si diverses, verdoyantes, rocheuses ou arides. Ce furent la Corse à peine aperçue un moment dans les brumes du soir ; la Sardaigne dénudée et rouge dont les rochers aux formes sauvages cachent des canons et des forts ; le Stromboli fumant dans son bonnet de nuages ; la Sicile à qui je jette chaque fois que je passe près d’elle un regard d’amoureux, pour ses ruines et ses paysages, pour ses cathédrales gothiques, pour ses fleurs et pour ses temples. Enfin, ce fut la Crète dont nous longeons toute une journée la côte abrupte et stérile, les hautes montagnes où brillent des neiges. Nous voici à Port-Saïd, ville laide et plate, caravansérail de l’Orient, amalgame monstrueux des peuples les plus divers réunis pour toutes les besognes, tous les commerces, et tous les vices.

Demain nous serons dans la Mer-Rouge, nous sentant enfin hors de chez nous, en route pour les pays lointains, respirant dans le vent chaud du désert comme des émanations étranges des contrées barbares qu’il a traversées. Et nous dirons adieu, adieu pour longtemps, à cette Méditerranée délicieuse que nous quittons comme on quitte un ami.

N’est-elle pas notre vraie patrie intellectuelle ? Ne baigne-t-elle pas du Nord au Sud, du Couchant à l’Orient, tout ce que nous aimons avec nos cœurs, avec nos cerveaux ou avec nos sens ? Patrie liquide et changeante, attrayante et parfois cruelle, qui a servi de lien à tous les peuples dont nous descendons, de centre à toutes les idées qui ont formé les nôtres. C’est sur ces bords qu’ont été conçus, c’est bercés sur ses flots que nous sont venus tous nos arts, toutes nos sciences, toutes nos philosophies, toutes nos religions. Par le lointain et constant échange des idées et des races, par un long atavisme d’admirations, de compréhensions et de naines communes, les hommes d’aujourd’hui sont tributaires de tout ce qui s’est dit, fait, écrit, construit ou pensé sur ses rives.