Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/901

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Adieu pourtant à tout cela, adieu à notre manière de penser, d’admirer, d’aimer. Voguons vers d’autres races, vers des hommes jaunes aux yeux bridés qui ne ressemblent point aux nôtres, qui ont aussi une civilisation, des sciences, des arts, qui nous méprisent, et que nous ne comprendrons jamais.


EN MER

Depuis six jours, nous avons quitté Aden ; dans quarante-huit heures nous arriverons à Colombo. Ces longues traversées sont un peu monotones. Je les aime cependant pour le repos qu’elles apportent, pour la grande barrière qu’elles dressent entre le monde et moi. Qui donc dans les jours de tristesse, de déceptions et de douleurs, quand la vie où on ne découvre plus ni joie ni espérance pèse sur le cœur comme un fardeau trop lourd, qui donc n’a fait le rêve d’être éternellement bercé sur une mer sans limites, à l’abri des peines comme des plaisirs ?

J’aime à me retirer à l’arrière du navire, à l’heure du coucher du soleil, et à laisser mes regards errer sur les flots calmes. Les nuages bizarrement découpés avec des formes de montagnes ou de monstres, se frangent d’or et de pourpre. Le ciel s’embrase du couchant à l’Orient, et la mer a des reflets étranges, tantôt rouge comme du sang, tantôt si pâle et décolorée qu’elle semble faite de nacre blanche ou d’opales mortes. Je m’étends à demi sur une natte, la pipe aux dents, l’œil dans l’espace. J’oublie l’heure et les choses présentes, le bateau qui me porte, les lieux où je cours. Je deviens immatériel et vague, petit et immense, je crois faire partie de la mer et du ciel ; et j’ai la sensation de rentrer pour toujours, de m’anéantir et de me perdre, dans cet infini d’où je suis sorti sans le vouloir et où je retournerai malgré moi.

Puis c’est le soir, très tard, quand les autres passagers sont couchés. La nuit est sombre et pure, sans nuages et sans lune. Des étoiles scintillent dont j’ignore le nom. Le navire glisse sur les flots avec un halètement monotone de grosse bête essoufflée. Sur la moire opaque de la mer le sillage trace une longue frange d’argent. Une brise me frôle, humide et chaude comme la respiration d’un monstre endormi. Et je reste des heures accoudé sur le bastingage, contemplant ce spectacle connu, respirant encore, respirant toujours cet air lourd des