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dessine, bas et plat, uniformément garni d’une forêt de cocotiers qui se mirent dans les flots. A perte de vue, aussi loin que peut aller le regard, on voit cette même végétation monotone, d’un vert sombre, qui semble sortir directement de la mer. Et cela, qui n’est pas beau en soi, donne cependant une impression très particulière à ceux qui en ont pour la première fois le spectacle, car cela ne ressemble à aucune de nos côtes d’Europe ou du Nord de l’Afrique, à rien de déjà vu. C’est l’entrée dans le monde tropical ; c’est la révélation de ces terres lointaines avec leur végétation spéciale, leur faune et leur flore étranges, leur exubérante vitalité.

Maintenant qu’il me paraît aussi naturel de me promener dans les rues de Colombo que sur le boulevard de la Madeleine, maintenant que je me sens ici chez moi, que je reconnais les marchands parsis qui m’obsèdent de leurs offres de pierres précieuses, les boys des hôtels, les jardins et les arbres, je suis obligé de me reporter en arrière, de songer à mon premier passage dans cette île pour retrouver l’impression évanouie de dépaysement et d’exotisme.

Je crois bien que la sensation qui vous saisit d’abord est celle de cette atmosphère tropicale, lourde, tiède et humide qu’on a justement comparée à une atmosphère de serre chaude. Mais il y a en plus les mille parfums de cette terre, l’odeur indigène, indéfinissable et obsédante, les relens qui s’exhalent de ce sol toujours mouillé et toujours chaud d’où il monte comme une vapeur, et cet air épais auquel on s’habitue très vite, mais qu’on trouve d’abord irrespirable et inquiétant. Le terrain est rouge, d’un rouge de brique et, les jours de pluie, la boue liquide qui tache les vêtemens blancs y laisse des traces presque sanglantes. Sur ce fond d’une couleur violente les arbres aux grandes feuilles d’un vert sombre se découpent avec dureté, font sous les rayons perpendiculaires du soleil de midi des ombres noires et précises. Et il y a de longues avenues plantées d’arbres géans, de banians et de manguiers, où on a l’impression de pénétrer dans quelque église gothique, tant en plein jour il y fait presque nuit.

Tout cela influe sur l’esprit et sur les sens. On se sent aveuli et lâche, efféminé comme ces minces Cinghalais qui vont par les rues avec leur démarche traînante, leurs grands yeux de gazelles effarouchées. Volontiers on passerait ses jours étendu sur les terrasses du Grand Oriental ou du Galle Face, dans ces