Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/909

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec des secousses dont toute la charrette tressaille. Le conducteur, assis sur les brancards, excite sa bête en lui donnant d’incessans coups de pied, et en lui chatouillant la croupe avec la main. Les rizières succèdent aux bois, les bois aux rizières. Des cases sont enfouies sous le feuillage. Des enfans tout nus jouent au bord de la route. Des femmes nous regardent passer avec leurs grands yeux effarouchés, ramenant sur leur poitrine le morceau de linge exigé par la pudeur britannique. Il fait délicieusement doux et tiède. L’air est saturé de parfums, tantôt enivrans, tantôt suffocans et bizarres. La nuit tombe, rapide et sombre, rayée d’éclairs silencieux. C’est quelque orage déchaîné là-bas, au loin, dans la montagne.

Maintenant nous roulons, toujours très vite, dans la nuit. De temps en temps, par l’ouverture d’une maison indigène, un filet de lumière jaillit sur la route. On a la vision rapide de gens accroupis, de femmes attisant un feu sur lequel bout quelque chose, d’enfans assis et jouant. Des lucioles innombrables volent dans les arbres, traversent le chemin, viennent se heurter à nous. C’est dans la forêt prochaine l’étincellement d’un million d’étoiles, toujours mobiles, toujours changeantes, s’éteignant sans cesse pour se rallumer encore. Feux follets rasant le sol, se posant sur les branches, rayant en tous sens l’obscurité de l’a nuit. Dans les marais, dans les fossés pleins d’eau, dans l’humidité universelle de cette terre, des animaux chantent, cigales, grenouilles ou cri-cri. Parfois le bruit s’apaise, cesse presque, pour repartir soudain avec une vigueur nouvelle si intense qu’il semble que de chaque feuille, de chaque herbe vient un son. Et l’on cherche quel peut être dans la nature le chef d’orchestre assez habile pour mener, avec un tel ensemble, d’aussi innombrables, d’aussi invisibles musiciens !

Le chemin étant devenu mauvais il nous faut aller au pas. Des coolies rencontrés, portant des fardeaux sur leur tête, se sont mis à nous suivre à la file. Quelques-uns ont des torches qu’ils agitent dans la nuit. Ils vont silencieux, sans échanger de paroles, sans qu’on entende sur le sol le choc de leurs pieds nus. Mais nous repartons au galop et bientôt nous les perdons de vue, entrevoyant seulement, quelques instans encore, à travers les arbres, l’éclat d’une torche qui flambe au vent. De nouveau nous ne sommes plus éclairés que par les lucioles et aussi par les étoiles qui s’allument une à une dans le ciel éclairci.