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écrivain[1]. Il ne manquait pas non plus de « droiture, » bien que ses compatriotes lui reprochassent de n’être que modérément scrupuleux en fait de véracité. Désintéressé, généreux, toujours plein de passion sous l’apparence affectée de son scepticisme, il n’avait qu’un défaut, mais qui se trouvait être, dans l’espace, d’une gravité exceptionnelle : il était fou. Sur ce point ses admirateurs eux-mêmes s’accordaient avec ses ennemis, dont le nombre dépassait peut-être encore celui des ennemis de Carlyle. L’historien d’Henry VIII et d’Elisabeth était victime de ce qu’un critique a appelé « la folie de l’inexactitude. » Il ne pouvait pas copier un document sans y introduire des variantes qui souvent en altéraient le sens. Décrivant une ville qu’il venait de visiter, il la représentait comme perchée sur une montagne tandis qu’elle s’étalait dans une plaine, ou comme arrosée par un fleuve dont elle était séparée par des centaines de lieues. Sans compter une fantaisie constamment en travail, et un goût naturel du paradoxe dont je ne crois pas qu’aucun autre écrivain, même anglais, ait offert l’exemple.

Tout cela, on doit l’avouer, constituait un fâcheux ensemble de conditions pour une œuvre aussi délicate que la mise au jour des documens intimes légués par Carlyle. Et voici que, pour comble de malechance, Froude se rappela tout à coup, en présence de ces documens, un des mots favoris de son cher vieux maître. Il se souvint que celui-ci, au cours de leurs promenades, lui avait maintes fois parlé de « ses remords » à l’endroit de sa femme. Maintes fois, en effet, le vieillard, que la mort de sa compagne avait laissé inconsolable, lui avait dit qu’il se repentait de n’avoir pas suffisamment apprécié les qualités d’esprit et de cœur de sa bien-aimée Jeannie, pendant qu’il avait eu le bonheur de l’avoir près de lui. « Où est sa pareille au monde ? s’écriait-il. Et je l’ai eue à moi, et je n’ai pas pu la préserver d’amères souffrances ! » Quand il passait avec Froude dans un endroit où il était allé avec sa femme, « il découvrait sa tête grise, sous le vent et la pluie, et ses traits prenaient une expression d’infinie détresse. »

Il était vieux, malade, et ne pouvait s’accoutumer à sa solitude. Le « remords » dont il parlait était d’ailleurs un des sentimens où il se laissait aller le plus volontiers. Avec ses habitudes d’exagération poétique, « remords » avait été de tout temps pour lui le synonyme de « regret. » Il écrivait dans son journal que, Froude étant un jour venu le voir pendant qu’il relisait les lettres de sa femme, il se

  1. Sur la personne et l’œuvre de Froude, voyez la Revue du 1er janvier 1895.