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portent en elles la malédiction et la méchanceté du Destin ; mais elles sont grotesques aussi, parce qu’elles ont la figure de vieilles femmes ridées, barbues, à demi folles, ébauchant des gestes bizarres, prononçant des paroles incohérentes, autour de leur chaudron infernal. Je ne suis pas sûr qu’au temps même de Shakspeare, les spectateurs du Théâtre du Globe, — qui pourtant croyaient aux sorcières, puisqu’ils en avaient vu brûler, — ne riaient point en les entendant conter leurs histoires sur le cochon tué et sur la vieille changée en un rat sans queue ; et je ne suis pas non plus sûr que le poète, en mettant ces paroles dans leur bouche (si ce passage n’est pas l’œuvre d’un autre), ne s’est pas attendu à exciter le rire des gros valets de White-Friars, de même que quand il suspend l’horreur, au moment le plus tragique, avec les plaisanteries avinées du Portier. Notez-bien que ceux qui riaient, au parterre de notre théâtre, ce sont ceux-là justement qui sont le plus près encore de croire aux sorcières, qui savent bien à quel jeteur de sorts s’en prendre, quand leur vache est malade, et, plutôt qu’aux drogues du vétérinaire, préfèrent recourir aux incantations des Secrets. — Ce rire empêcha-t-il le frisson tragique de passer sur eux, quand, dans la nuit de tempête, le meurtrier de Duncan écoute, hagard, les yeux fixés sur ses mains rougies, la voix de l’irréparable le harceler : « Macbeth ne dormira plus ! » ; quand le spectre sanglant de Banquo surgit à la table royale ; et quand lady Macbeth, plus défaillante déjà que la flamme de la lampe qu’elle promène dans le ténébreux couloir, gémit en frottant ses petites mains, où l’odeur du sang est restée pour toujours ? Que demander de plus ? Je sais bien qu’il y a d’autres beautés dans cette œuvre, et que celles dont nous nous étonnons surtout, cette profondeur psychologique du génie, cette vue de l’instinct, servie par l’intelligence, qui démêle et fond à nouveau, dans la conscience de l’ambitieux, le courage physique, la lâcheté morale, la ruse et la folie, associées pour le meurtre, ces mots d’une simplicité et d’un raccourci sublime, oui, tout cela échappe à la plus grande partie des spectateurs, sensibles seulement à la brutalité des faits et à la violence du mélodrame. Mais est-il donc nécessaire, pour qu’une œuvre soit à sa place au théâtre, que tous comprennent également et pénètrent jusqu’au fond la pensée et l’art du poète ? Cette unanimité est irréalisable, et il faudrait renoncer à représenter un chef-d’œuvre, si l’on prétendait qu’il fût entendu également