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développe, complète, fait saillir tout ce que dans sa pensée il ne peut pas dire par les voix humaines. Certes dans la grande scène de l’évocation du second acte du Freischütz, l’inspiration de Weber fût restée incomplète et mutilée sans le secours de l’instrumentation. Eh bien ! ce qu’un tel homme a fait pour le théâtre, Schubert vient de le faire pour les compositions courtes ; il a introduit la science dans la romance… c’est-à-dire qu’il a tué les romances françaises. Nous avons eu et nous avons encore quelques romanciers (qu’on me pardonne ce mot, je n’en connais pas d’autres) qui ne manquent ni de grâce ni de charme… Mais toutes les compositions de ces musiciens pèchent par la forme. Ils ne savent pas ; leurs accompagnemens sont une suite d’accords plaqués, de petites batteries plates et insignifiantes qui ne se lient en rien avec la mélodie, et leurs œuvres sont vieilles au bout de deux ou trois ans parce qu’il n’y a pas d’art chez eux[1]. »

On ne saurait mieux dire, et même prédire, car en ce peu de lignes, ou peut-être entre ces lignes, l’évolution non moins que la définition d’un genre est enveloppée. Le lied en effet a tué chez nous la romance, et le siècle qui s’achève a vu l’avènement et le progrès d’un type plus noble : la « mélodie » française, issue du lied allemand, que parfois elle a presque égalé.

Si l’accompagnement, ou la symphonie, est la marque purement musicale et comme spécifique du lied, il se distingue par d’autres signes dans l’ordre du sentiment. Il a d’abord la vertu précieuse, et que peu de formes d’art possèdent au même degré, d’exprimer un idéal également sublime et familier, ou, comme disait Gounod, supérieur et prochain. Admirable tour à tour par l’élévation et par la simplicité, le lied allemand ne redoute, ne méprise rien, ni personne. Aucun sujet n’est si haut qu’il n’y atteigne ; nul personnage n’est trop humble pour qu’il l’honore. Schumann, et Schubert avant lui, plus que lui peut-être, ont prodigué dans leur œuvre lyrique les témoignages de ce double génie. Que de fois, l’un et l’autre, ils se sont ainsi donnés tout à tous, sans compter ni choisir, avec le même cœur et le même amour ! Le Schubert des Astres ou de la Toute-Puissance devient sans déchoir le Schubert de la Poste ou du Poteau indicateur, un chef-d’œuvre dont le titre français est bizarre, le sujet trivial et la beauté infinie. Ainsi l’un des plus purs idéalistes de notre art en est également le réaliste le plus sincère, et sa tendresse pour le rêve ou le mystère n’a d’égale que sa passion pour la vérité.

  1. Revue et Gazette musicale du 15 janvier 1837.