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comme aspect : l’eau est blanche d’écume. On a, un moment, l’impression de naviguer sur un rapide.

De l’autre côté des passes, dans le golfe du Tonkin, les flots sont unis et paisibles. Et nous en éprouvons une sensation agréable, presque oubliée depuis le Japon.

Ce matin, au lever du soleil, nous arrivons en vue de la baie d’Along. Après avoir croisé quelque temps à la recherche d’un pilote introuvable, nous nous décidons à pénétrer par nos propres moyens dans le dédale des roches qui parsèment la baie. Tandis que nous avançons à petite vapeur, un paysage grandiose se développe devant nous. A perte de vue, la mer est jonchée de rocs énormes qui semblent jetés au hasard, en masses pressées ou en essaims plus clairs. Leurs flancs noirâtres, que couronne une maigre verdure, s’enfoncent perpendiculairement dans les flots, laissant entre eux des chenaux étroits où leur grande ombre vient se refléter. L’Océan, à travers les siècles, a attaqué ces géans. Il a rongé leur base, il a creusé leurs assises, il s’y est taillé, à la longue, des anfractuosités profondes, des grottes mystérieuses et sombres où pendent des stalactites. Ici, la mer a complètement troué la montagne, à travers laquelle on regarde comme dans un télescope. Là, c’est un cirque, une cuvette intérieure où l’on pénètre en canot par un étroit passage souterrain. Le flux se fait-il sentir, l’entrée se bouche, disparaît. Vous êtes enfermé jusqu’à la marée suivante dans un petit lac solitaire qu’entourent des murailles à pic sur lesquelles est posé, comme un couvercle, un coin bleu du ciel.

Toute cette baie dégage une poésie grandiose et sinistre. Les roches, semées dans le lointain, semblent une forêt d’arbres géans dépouillés de leurs feuilles. Parfois, elles affectent des formes de monstres, de statues, de ruines, ou de vieilles cathédrales gothiques. On dirait des constructions fabuleuses, jadis élevées par les Titans. Le feu du ciel les a frappées ; l’Océan a sapé leurs fondemens ; mais ni la mer ni la foudre ne sont parvenues à détruire l’œuvre colossale que, dans un moment de folie, la nature a créée.

Cette baie fut longtemps un nid redoutable de pirates. L’histoire des débuts de notre occupation du Tonkin est pleine des luttes qu’il fallut soutenir pour purger cette partie de la côte des bandits qui s’y réfugiaient. Cela donna lieu, parfois, à des combats meurtriers. En errant, en canot, dans les étroites passes, nous trouvons, dans un site sauvage, au pied d’un roc abrupt,