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hommes, démêler les mobiles de leurs actions, interpréter les grimaces de leur visage, voilà la tâche qui leur avait semblé digne de leur pénétration. Ils étaient allés droit à ce qui est essentiel, profond, vraiment humain. « La loi même de l’esprit classique le voulait ainsi : dans la tragédie et dans le roman, comme dans les Maximes et Caractères, c’est au moral seul de l’homme qu’il valait la peine de s’attacher. Et, qu’ils fussent imaginaires ou réels, les héros dont on traçait le portrait, c’est la chose du monde dont on se mettait le moins en peine que de les asseoir à table, d’observer la couleur de leur mobilier, d’allumer les lampes qui les éclairaient, de les suivre à la promenade, dans les boutiques des marchands, dans l’étude de leurs notaires, ou bien encore que de décrire par le menu, jusqu’en ses enseignes, ses boues et ses odeurs, la ville qu’ils habitaient. » Cette dernière et cette humble tâche sera celle de Mercier. Elle est au niveau de son talent, et elle marque bien le terme de l’évolution qui s’est faite. Il n’est guère d’époque où l’on ait moins bien connu le cœur humain qu’on ne l’a fait au XVIIIe siècle ; moins on devenait capable d’analyse intérieure, et plus on devait être attiré vers la peinture de l’extérieur ; moins on s’occupait de décrire le mouvement des passions, et plus on avait de loisir pour s’attacher au spectacle passager des modes et peindre le décor de la vie.

C’est le domaine de Mercier ; et ici l’on peut dire que, pour mener à bien son œuvre, il a été servi par ses défauts eux-mêmes. Sa frivolité fait qu’il n’y a pas de détail si mince, si médiocre, si vain, qu’il n’ait pris grand soin de noter. Ajoutez que cet homme de lettres n’est pas un mondain : il n’est guère admis dans ces salons qui forment pour tant d’autres écrivains d’alors leur milieu de prédilection et sur lesquels leurs confidences nous renseignent à satiété. Le spectacle qui lui est familier est celui de la rue : il s’amuse à regarder vivre le menu peuple, revendeuses, marchandes à la toilette, coiffeurs et autres gagne-petit. Il entre dans les échoppes, il se promène dans les lieux publics et s’égare dans les endroits suspects ; ce n’est pas seulement le Palais-Royal qui l’attire, mais une curiosité que nous connaissons bien l’invite à pénétrer dans les bouges. Une nuit, couvert d’une redingote brune, il s’est glissé dans certain cabaret borgne où soupent les mendians. « Sur les dix heures du soir je vis tout à coup entrer tumultueusement dix-neuf pendards, seize créatures et dix enfans qui s’emparèrent de la table, la chargèrent de débris de viande, poissons légumes, morceaux de pain… » Et, du cabinet où il est dissimulé, il note les gestes, les airs, les attitudes de ces gueux, des