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description réaliste où l’impression reçue est avivée par un grain de malice. Car on a noté que la peinture réaliste confine ordinairement à la caricature : il y a dans l’exacte notation du réel un effet de comique involontaire. Cette aptitude à saisir la ressemblance et à la faire saillir par une pointe de raillerie est essentielle chez Mercier. Il le savait et on peut l’en croire quand il nous assure qu’elle s’est de bonne heure éveillée chez lui et qu’il lui doit l’essor de sa vocation. D’autres ont dans leurs souvenirs d’enfance une émotion profonde, une sensation forte qui les a marqués pour être poètes, conteurs ou peintres. Lui, il y retrouve la silhouette falote du bonhomme Cupis, qui fut son maître à danser et dont il s’amusait à peindre les ridicules. « Lorsqu’il vint pour me donner la première leçon de menuet, il avait soixante ans, j’en avais dix, j’étais aussi haut que lui. Il tira de sa poche un petit violon, dit pochette, m’étendit les bras, me fit plier le jarret ; mais au lieu de m’apprendre à danser, il m’apprit à rire : je ne pouvais regarder les petits yeux de M. Cupis, sa perruque, sa veste qui lui descendait jusqu’aux genoux, son habit de velours ciselé, je ne pouvais entendre ses exhortations burlesques pour faire de moi un danseur, accompagnées de ces soixante années de danse magistrale, sans une dilatation de la rate. Jamais il ne vint à bout de me faire obéir à son aigre violon ; j’étais toujours tenté de lui sauter par-dessus la tête. Le soir, je faisais à mes camarades la description de M. Cupis de pied en cap ; sans lui, je n’aurais pas été descripteur : il développa en moi le germe qui depuis a fait le Tableau de Paris. »

Si on le juge du point de vue de l’art, c’est un pauvre ouvrage que ce Tableau de Paris. Aucun plan, aucun dessein suivi, aucun choix, aucun parti pris volontaire. L’auteur parcourt la vaste étendue de son sujet sans autre guide que le hasard. Ce sont des notes mises bout à bout, dans une confusion, dans un désordre inexprimable. Mercier est bien d’un temps qui a eu la manie de la compilation. Trop souvent aussi le peintre ou le conteur fait place au théoricien, au réformateur, à l’utopiste, au professeur de morale, au rêveur de l’An 2440, au pédagogue du théâtre ennuyeux. Et nous ne pouvons oublier qu’on s’était déjà avisé de peindre les mœurs et la société de Paris. La Bruyère et Montesquieu s’en étaient assez heureusement acquittés, et, si nous évoquons leur souvenir, ce n’est pas pour imposer à l’auteur du Tableau de Paris le désavantage d’une comparaison écrasante : mais le rapprochement est instructif. Comme l’a bien noté M. Béclard, jusqu’alors, c’était la psychologie seule qui avait exercé l’effort des moralistes. Lire dans le cœur des