Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/629

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la lassitude et le découragement. L’avenir est morne ; le présent peuplé de regrets et de remords. « Mon métier me harasse et mes péchés viennent me regarder en plein visage, chacun d’eux racontant une histoire plus amère que son compagnon. » Il est probable que Burns, dès les premiers jours, demanda l’oubli à la boisson. La petite ville de Dumfries était d’ailleurs un séjour dangereux pour lui. Elle avait des courses d’automne ; la noblesse du voisinage y passait l’hiver et les hunts ou clubs de chasse à courre s’y donnaient rendez-vous. Ces réunions attiraient des gens de plaisir et tout l’ordinaire cortège qui les suit : valets, coiffeurs, filles et porteurs de chaises. L’animation alternait avec des semaines inoccupées qui jetaient les désœuvrés dans les tavernes. Burns, dans sa nuit douloureuse, s’hypnotisait à toutes ces lumières. Sa renommée lui ouvrit le cercle des gentilshommes viveurs. Nul doute qu’il y retrouva les froissemens d’Edimbourg, plus pénibles encore dans une société moins raffinée, moins éprise des choses de l’esprit, moins respectueuse des talens. Insensiblement, il descendit à des fréquentations indignes de lui, qui lui aliénèrent ses amitiés mondaines. Son caractère s’aigrit de cet isolement. Les vieilles rancunes, les colères latentes grondaient en son âme troublée et y accumulaient des violences d’orage.

C’est alors que se propagent en Europe les commotions du cataclysme révolutionnaire. Burns en reçoit le choc, et aussitôt jaillit l’étincelle qui fait éclater, dans leur forme générale et oratoire, les revendications déposées par la vie au fond de lui-même. Un élan de liberté avait soulevé son adolescence et sa jeunesse embastillées dans les raideurs presbytériennes ; le droit de vivre s’était affiché dans ses audaces ; la joie de vivre avait éclaté dans son rire, et de ses poèmes semblait monter un chant de délivrance. Durant les belles années de Mossgiel, toute sa sensibilité passionnée, tout son frémissant orgueil réclamaient, proclamaient, acclamaient l’indépendance de la personne humaine et ses titres de dignité : « Un homme est un homme, après tout ! » Puis étaient venues les heures de succès, l’hiver d’Edimbourg, et le poète avait senti peser sur sa gloire le poids de l’inégalité sociale. Partout accueilli et fêté, il était demeuré solitaire, isolé dans sa condition de paysan de génie, à qui sa supériorité fait une place à part dans le monde, plutôt qu’elle ne lui y donne droit de cité. Et ces heures passées, enfin, il avait