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fallu rentrer dans l’ombre des jours difficiles, lutter, souffrir, voir la ruine toute proche ; accepter, que dis-je ? solliciter avec de véritables prières un emploi de « jaugeur » pour nourrir sa femme et ses enfans, puis quitter la ferme après la désolation des ventes, les outils dispersés, les bêtes emmenées, les serviteurs partis, la maison vide, les étables vides, les hangars vides. Toutes ces épreuves l’avaient préparé à saluer les idées nouvelles comme une libération. Mais, toujours voué aux excès, et plus que jamais en cette phase d’irritation maladive, celui que le sentiment avait fait jacobite va devenir, par sentiment encore, jacobin, « tant il est vrai que la politique de Burns n’est que le rayonnement de sa sympathie dans le passé historique ou l’actualité[1]. » A la fin de février 1792, il achète, à la vente d’un brick saisi, quatre caronades qu’il envoie à la Convention avec une lettre enthousiaste. La lettre et l’envoi furent arrêtés à la douane de Douvres. Bientôt le progrès des sociétés libérales en Grande-Bretagne amène la formation de sociétés conservatrices. La lutte éclate entre les deux partis. Les torys, qui tiennent toutes les places et disposent de toute l’influence, exercent une véritable proscription. Les carrières les plus indépendantes n’offrent aucune sécurité ; des avocats s’exilent d’Edimbourg ; des hommes comme Henry Erskine, Playfair, Dugald Stewart, ont à souffrir de leurs opinions libérales, si mesurées pourtant. Et c’est dans un tel milieu, à un tel moment, que le pauvre Burns, employé de l’Excise, fait des manifestations publiques, porte des toasts provocateurs, écrit et chante des chansons frondeuses. Il boit un jour « au dernier verset du dernier chapitre du dernier Livre des Rois. » En réponse à une santé de Pitt, il lève son verre en l’honneur de Washington. Un soir, au théâtre, il reste assis, le chapeau sur la tête, pendant le God Save the King, et, si l’on en croit ses accusateurs, demande le Ça ira. Puis, quand une enquête est ordonnée, il s’affole, proteste de son admiration pour la Constitution anglaise, « ce à quoi, après Dieu, je suis attaché avec le plus de dévouement, » et adjure ses protecteurs de le sauver. Déplorables excès d’une nature qui a perdu tout équilibre et se laisse ballotter, comme une épave, à tous les remous du mobile Océan.

Rien ne peut retenir cette existence perdue, entraînée à la

  1. Lord Rosebery, Discours de Glasgow, aux fêtes du Centenaire.