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dérive. Le souvenir de Mary n’amène plu ? dans la pensée du poète que des images de dissolution et de mort : ces lèvres pâles de la bien-aimée, ce regard fermé, ce cœur « retombé maintenant en poussière silencieuse[1], » c’est la vie même de Burns, c’est tout son passé endormi et couvert de cendres. Oh ! qui le réveillera ? qui ravivera la flamme ? En vain les excès enfièvrent une sensibilité surmenée, en vain l’illusion de l’amour dore encore les ruines d’un cœur dévasté. Comment les tavernes de Dumfries, ou même les yeux « si doux et bleus » de Jane Lorimer pourraient-ils rendre au pauvre Burns l’âme qu’il n’a plus ? Son corps même le trahit. Au mois de juin 1794, il écrit : « J’ai bien peur d’être sur le point de souffrir des folies de ma jeunesse. Mes amis médecins me menacent d’une goutte volante, mais j’espère qu’ils se trompent[2]. » Et six mois après : « Quelle chose pauvre est la vie ! Tout récemment, j’étais un enfant ; l’autre jour encore, j’étais un jeune homme, et déjà je commence à sentir la fièvre rigide et les jointures raides de l’âge s’emparer rapidement de mon corps[3]. » Il va douloureusement à son dernier repos, à travers la misère et les angoisses. L’hiver de 1795-96 est terrible pour lui. Il perd une petite fille de trois ans. Sa maladie le tient cloué au lit ou à la chambre ; il ne touche plus que la moitié de son traitement de l’Excise, à peine trois livres par mois. Et cinq enfans dans la maison, sa femme enceinte d’un sixième ! Un jour de janvier qu’il se trouvait un peu mieux, il se traîne à la taverne du Globe, d’où il sort, ivre, vers trois heures du matin. Etourdi par le froid, il tombe et s’endort sous une voûte. Ce fut le dernier coup pour sa santé déjà ruinée. Dès lors, il entrevoit sa fin prochaine et ne pense plus qu’aux siens : « Hélas ! Clarke, je commence à redouter le pire. Pour moi-même je suis tranquille, — je me mépriserais si je ne l’étais pas. Mais la pauvre veuve de Burns ; mais cette demi-douzaine de chers petits orphelins abandonnés ! Me voici faible comme une larme de femme. Assez de ceci ! C’est la moitié de mon mal. » Après une quinzaine passée dans un hameau désolé, pour essayer des bains de mer, et troublée des menaces de créanciers, il revient mourir à Dumfries, usé, brisé, par ses malheurs et par ses fautes.

  1. Highland Mary. Centenary Edition, t. III, p. 255 et 480.
  2. To Mrs Dunlop, 23 juin 1194.
  3. To Mrs Dunlop, 1 janvier 1795.