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faut me juger, ô mon amie, et vous verrez qu’alors c’est moi et non pas elle que j’ai sacrifié. » Sur la valeur de cette assertion, si nous pouvions avoir un doute, nous sommes fixés par la lecture des lettres de Sophie. Elles ont, ces lettres, à défaut d’autre mérite, celui du naturel et de la bonne foi. N’y cherchons aucune qualité littéraire ; Sophie n’est pas du tout un écrivain ; et elle n’y prétend guère. Par bonheur nous n’y trouverons pas non plus la tâche qui les souille et que l’éditeur a eu le bon goût d’effacer. Il a supprimé les passages nombreux, paraît-il, où Sophie, rivalisant avec son amant, le régalait des pires obscénités. Mirabeau lui avait soufflé sa fureur lubrique. Et il s’en vante ! Le trait qui frappe dans cette sorte de causerie continue et décousue, que sont les lettres de Sophie, c’est l’absolue dévotion de la jeune femme à Mirabeau. Elle n’a ni une volonté en face de la sienne, ni une idée, ni un sentiment qui ne viennent de lui. Elle rompt avec sa meilleure amie, Mlle de Saint-Belin, parce que Mirabeau en est jaloux, et elle la prend en aversion. Elle dira pareillement, en parlant de Mme de Ruffey : « Que je la hais ! » et c’est sa mère. Il n’est pas de démarche si pénible à laquelle elle ne se résigne, si tel est le bon plaisir ou l’intérêt de son amant. Elle va jusqu’à lui conseiller de se rapprocher de sa femme, puisque c’est un moyen d’obtenir sa mise en liberté. Elle va jusqu’à consentir à écrire à M. De Monnier afin de rentrer en grâce auprès de lui. Sa docilité et sa soumission sont entières, n’ayant d’égales que sa crédulité. Elle croit tout ce que Mirabeau lui dit, même en se moquant d’elle. C’est un pauvre esprit, perdu dans le détail de la vie journalière, noyé dans les commérages, fit c’est un cerveau malade. Soupçonneuse, elle voit partout des ennemis, des traîtres, elle imagine qu’on en veut à sa vie, qu’on cherche à l’empoisonner, qu’on a bien pu empoisonner sa fille. Elle est hantée d’idées sombres : elle a sans cesse à la bouche la menace du suicide, comme elle en a la pensée sans cesse présente à l’esprit ; quand on l’arrêta à Amsterdam, elle tenta de s’empoisonner avec une dose d’opium qu’elle portait sur elle. « Gabriel ou la mort ! » est une expression qui sous sa plume prend une signification d’une singulière intensité. Elle aimerait mourir avec son amant ; elle en connaît de bien jolies manières. Ou bien elle voudrait vivre seule avec lui. Elle est tout à fait dépourvue d’ambition et ne souhaite pas pour Mirabeau le mouvement des affaires et l’éclat d’un grand rôle. Elle rêve d’un exil