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dessus, bras dessous, criant, gesticulant, la figure allumée par l’alcool, s’engouffre sous le porche et nous refoule à l’intérieur. Mon capitaine, dans la bande, reconnaît le patron et l’avant qu’il a engagés le matin. Les deux hommes sont ivres à ne pas tenir debout. Ils s’effondrent sur un banc et ne retrouvent un peu d’énergie que pour houspiller la bonne qui tarde à les servir.

— Jolie acquisition que vous avez faite là ! dis-je au capitaine.

— Tous nos hommes sont pareils, me répond-il. Vous connaissez le proverbe du Banc : l’alcool est la boëte du pêcheur. Supprimez l’alcool, vous supprimez du même coup l’armement pour Terre-Neuve.

— Est-ce bien sûr ? répliqué-je. À bord des goélettes américaines, l’alcool est remplacé depuis 1897 par des boissons chaudes, du thé, du café, du vin. L’armement n’a pas souffert au change.

Cette fois, mon compagnon ne répond pas. Quatre heures sont sonnées, du reste, et il n’a que le temps de rejoindre à pied la station de Miniac-Morvan. Le soir tombe vite en hiver. Aumailles et courons, gagnés de somnolence, aspirent confusément vers la paille chaude des étables ; leurs maîtres aussi ont hâte de rentrer : la foire n’a plus d’intérêt pour eux, et le Vieux-Bourg, maintenant, appartient aux seuls Terreneuvas. Il ne ferait pas bon les y déranger. Dans les auberges, sous les tentes, la « noce » bat son plein, la petite « noce » du denier à Dieu, prélude de la grande « noce » des avances. Un tumulte de voix rudes emplit les salles, déborde au loin sur les routes, dans la nuit glacée de décembre, mêlé aux pistons hystériques des forains, aux bonimens des somnambules et aux abois des chiens de ferme. Et je songe à d’autres nuits qui suivront celle-ci, à des nuits de faction sur le Banc, coupées d’alertes continuelles, hantées par les blancs fantômes des icebergs en dérive, moins dangereux encore que ces paquebots éventreurs, ces Océan greyhounds dont l’étrave est teinte du sang de tant d’équipages terreneuviers ; à des nuits qui seront pendant six mois les nuits de ces hommes, où ils n’entendront que l’aigre chanson du poudrin dans les vergues et la rauque modulation des cornets de brume prolongeant de bord en bord leur meuglement de bêtes blessées. Mais eux-mêmes y songent-ils seulement, à ces nuits de leur angoisse future ? Les racoleurs sont partis ; la « louée de la mer » est terminée : l’ogresse a fait au Vieux-Bourg sa rafle périodique de chair