Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quinze mille localités, sous-préfectures, gros bourgs, chefs-lieux de canton, douze ou quinze mille porteurs de journaux parcourent le pays en soufflant dans leur corne. Et pourquoi les vendent-ils surtout ? Pour le feuilleton ! Vous figurez-vous l’univers de lecteurs qu’on apercevrait en France, si l’œil, à certaines heures, pouvait percer les murs et franchir les distances, et combien de lecteurs et de lectrices on y apercevrait lisant le feuilleton ?

Saine ou malsaine, et malheureusement plutôt malsaine, la véritable manne quotidienne des foules est donc aujourd’hui le roman-feuilleton, et tout journal populaire ne donne même pas seulement un feuilleton, mais deux et trois feuilletons à la fois. Ajoutez-y les vieux romans-feuilletons célèbres, les classiques du genre, sans cesse réédités, toujours lus et relus ; songez que ce gavage romanesque dure depuis plus de vingt-cinq ans, qu’une trentaine ou une quarantaine d’années d’une alimentation analogue l’avait déjà précédé ; et vous ne trouverez pas sans intérêt de rechercher quelles façons de voir et de juger ces soixante ans de romans-feuilletons ont dû logiquement produire dans les cervelles populaires. Une ouvrière se nourrit de romans-feuilletons, et sa mère, sa grand’mère, s’en nourrissaient avant elle. Comment, d’après ces lectures, non seulement répétées, mais héréditaires, cette ouvrière peut-elle et doit-elle voir les prêtres, les nobles, les bourgeois, les juges ou les militaires ? De même, un ouvrier, un employé, un commis, un domestique, sont grands lecteurs de romans-feuilletons, fils et petits-fils de lecteurs de romans-feuilletons. Quelles idées préconçues peuvent-ils et doivent-ils se faire des maîtres, des patrons, des chef ? d’usine ou d’administration ?


II

Depuis soixante ans, les romans-feuilletons types sont le Juif Errant et les Mystères de Paris, et le monde catholique, dans le Juif Errant, nous est représenté par tout un défilé, toute une lanterne magique de personnages et de physionomies. Voyons quels sont les personnages, leurs physionomies, et quelle idée ils donnent, par leurs figures, de l’homme et de la femme d’Église, du prêtre, du fidèle, du confesseur, du fabricien, de la dame de charité, du chrétien et de la chrétienne.