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peuple, toute la moralité, toute la sentimentalité populaires, demeurant toujours, quant au reste, à l’égard des gens « du monde, » de l’ouvrier, de la fille-mère, des erreurs judiciaires, l’écho précis, saisissant, inquiétant, du roman-feuilleton. Je visitais, un jour, une petite ville où l’Assistance publique plaçait ses orphelins, et on m’y montrait, assis auprès d’une porte, un vieux pauvre qui ne manquait jamais d’aller se jeter aux pieds de l’inspectrice en tournée, en baisant les genoux et en joignant les mains. Il la prenait toujours pour une duchesse qui venait voir un de ses petits bâtards ! Il en était absolument convaincu, et jamais rien ni personne ne l’en aurait dissuadé. Tout le roman-feuilleton n’est-il pas là ?

Et quelle force, en effet, n’est pas nécessairement celle de ce feuilleton attendu dès le matin, lu dans les rues dès le petit jour, et relu encore le lendemain ? Avec ses personnages conçus et mis sur pied selon une tendance sociale, il peut créer cette chose effrayante qu’est une mentalité populaire. Par le simple moyen de ses marionnettes, affublées de certaines têtes, tirées par certaines ficelles, il arrive, en un demi-siècle, à orienter la masse des esprits vers ce qui sera la mort ou la vie de la société. Est-ce qu’une pareille puissance ne doit pas faire trembler, ou plutôt faire réfléchir, et inspirer certaines résolutions ? On a dit que la vie d’un homme finissait toujours par ressembler à ses rêves. Est-ce que la vie d’un peuple ne pourrait pas finir par ressembler à ses romans ?


MAURICE TALMEYR.