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roman-feuilleton, à la longue, a pénétré jusqu’à l’État. Nous avons un gouvernement de roman-feuilleton !

Pour apprécier pleinement, et de façon exacte, cette influence du feuilleton sur les visions et la sentimentalité populaires, il suffit de comparer les changemens d’orientation qu’il peut subir à ceux qui se manifestent, plus ou moins longtemps après, dans les sentimens mêmes de la foule. Soit qu’une réaction se soit produite dans l’esprit des auteurs contre les prodigieuses impostures d’Eugène Sue et de ses continuateurs, soit que les directeurs de journaux aient obéi à une inspiration commerciale, et, très probablement, pour l’un et l’autre de ces deux motifs, une certaine modification s’est opérée, depuis une vingtaine d’années, dans le feuilleton des journaux à grand tirage, et les plus populaires d’entre eux ont à peu près cessé, même quand leur politique était « anticléricale, » d’être « anticléricaux » dans leurs romans[1]. On est presque surpris, après les insanités du Juif Errant, et les inévitables impiétés reproduites pendant des générations par la légion de ses succédanés, de trouver tout à coup, chez les romanciers de grande vogue, une tout autre tournure d’imagination, et même, chez quelques-uns, comme chez M. Jules Mary, des esprits en partie libérés des vieilles redites anarchiques et des vieux poncifs anti-sociaux. Ils conservent encore trop généralement leur poésie aux filles-mères et aux condamnés, mais le prêtre, dans leurs récits, loin d’être le monstre obligé qu’il était toujours avant eux, est souvent un brave homme, et le médecin, quelquefois, y est aussi tout autre chose que l’homme invariablement sublime représenté dans tant d’histoires. Après s’être lancé, d’autre part, par le scandale de feuilletons frénétiquement sacrilèges, et tout en s’appliquant à garder son premier public par la tendance de ses articles, tel grand journal universellement répandu s’est étudié à en capter un autre par la modération de ses romans. Et que voyons-nous, à quoi assistons-nous en ce moment ? Que semble-t-il bien vraiment résulter de cette réaction chez les auteurs, et de cette ambition commerciale des directeurs ? L’irréligion de certaines minorités n’a peut-être jamais été plus violente, mais celle des masses, en revanche, s’est assurément édulcorée. A la détente dans le roman, une certaine détente a succédé dans le vrai

  1. Voir les feuilletons du Petit Parisien.