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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/24

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perdre son renom chevaleresque aux yeux de la reine ; se jeter sur la Prusse, brutalement à la Bonaparte ; humilier, arracher des pleurs, provoquer, au lieu des embrassades émues, des regards de haine, des gestes d’horreur ; dépouiller cet Alexandre, le tendre et le magnanime, pour découvrir le machiavéliste et le conquérant ! Et pourquoi ? Si la Pologne était disposée à se donner, il la recevrait des mains mêmes du roi de Prusse, allié, reconnaissant et largement rémunéré aux dépens de la France et de ses auxiliaires allemands, traîtres à la patrie.

Il reçut à Brzest, en Lithuanie. la lettre, du 6 septembre, où Frédéric-Guillaume annonçait son acceptation de l’entrevue. Dès lors, les autres desseins se subordonnèrent à celui-là. Alexandre préférait ces jeux de théâtre à toutes les combinaisons des diplomates. Il en aimait les émotions, l’imprévu ; il en savourait le succès, où le charme de sa personne opérait au moins autant que son prestige de souverain, la force de ses armes, l’habileté de sa dialectique. C’était sa vocation d’artiste en l’art de mener les hommes. Il écrivit, le 27 septembre, à « son frère, » et le mot, ici, n’était point seulement de protocole, qu’il suspendait momentanément la marche de ses troupes, « demandant au roi d’accélérer, autant que possible, le moment où elles pourraient traverser ses États. » Il expédia cette lettre par son aide de camp Dolgorouki. Le 30, il était à Pulavy, chez les Czartoryski ; les Polonais lui préparaient un accueil enthousiaste à Varsovie. Il n’avait plus qu’un pas à franchir, Czartoryski le faisait roi de Pologne. La Prusse était sacrifiée : le cœur défaillit décidément au tsar. Il reçut la lettre de Frédéric-Guillaume, du 21 septembre, douloureuse, humble, mouillée de larmes : « Pardon, Sire, si je vous ai peiné un moment. Mais il ne m’est pas possible de conserver une arrière-pensée pour vous. » Comment spolier ce suppliant ? Il le relèverait, lui tendrait les bras, et, du même coup, joindrait à l’armée russe les 200 000 Prussiens. C’en serait fait de Bonaparte, de sa fausse gloire, de ses usurpations et de la Révolution française. Alexandre médita cette phrase où Frédéric-Guillaume avait mis tout son secret : « A quelques destins que votre route vous conduise, on ne me fera jamais ni craindre votre puissance, ni bien moins encore mettre en doute votre loyauté. » Il répondit par cette autre, où il enfermait toutes ses pensées de derrière la tête : « C’est sur une conformité absolue de principes et sur une amitié inébranlable de la