Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reçoit ses confidences. Joseph lui dévoile les desseins qu’il prête à Napoléon : le Tyrol, Venise, les deux côtes de l’Adriatique, et enfin « l’Egypte et les anciennes vues contre l’Inde. » « Ami de la paix, écrit Lucchesini, connaissant à fond le besoin qu’en a la France, mais courbé tout le premier sous le sceptre de fer avec lequel Napoléon contient et comprime, plus qu’il ne règne et gouverne l’empire, mais craignant la fougue et le despotisme de ce frère, l’ivresse de ses succès, les conseils ambitieux de son beau-frère Murat, qui veut sortir de cette guerre souverain d’un nouvel État : mais redoutant les insinuations incendiaires des généraux qui l’entourent et pour qui la guerre est une source de richesse et d’honneurs, le prince Joseph m’a paru fort inquiet sur l’issue de la négociation du comte Haugwitz[1]. »

« Croyez-vous que Louis XIV fut aimé ? » disait naguère Napoléon à Rœderer. « Croyez-vous que votre Henri IV eut l’amour du peuple et qu’il fut pleuré quand on l’assassina ? Non... Attendez que l’armée ait un succès... Toute cette mauvaise humeur se dissipera. Savez-vous que cette armée est formidable ! »


VI

Formidable, sans doute : la plus belle, la plus perfectionnée, la mieux exercée, la mieux munie, la plus solide, la plus fortement encadrée, la plus souple, la mieux en main que la France ait possédée. C’est la Grande Armée. Tout y est concerté pour le commandement d’un seul ; mais ce seul commandant est tout, et, autour de lui, si l’on est dressé à obéir, on se déshabitue d’oser et d’entreprendre. Tout se plie sous son infaillibilité, mais tout s’y absorbe. C’est sa guerre, c’est sa bataille, c’est son affaire, non plus celle de tous et de chacun. Il faut cependant que Napoléon s’en remette à eux, depuis l’estafette, l’officier d’ordonnance qui porte les ordres décisifs, qui doit se débrouiller à travers les chemins inconnus et les embuscades ; qui doit arriver, qui arrive parce que l’entrain règne encore, qu’il y a encore de la jeunesse, le zèle pour la patrie, le zèle de la gloire, le zèle du service.

A mesure qu’elle s’éloigne du pays, cette armée se débande, se débauche. Malgré les répressions terribles, l’indiscipline

  1. Rapport du 23 novembre 1S05.