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nourrit sa chimère de repos, son illusion de la paix. Napoléon est l’idole de ses soldats ; mais il ne les entraîne qu’en raisonnant avec eux ; il les traite en hommes, en citoyens ; il les associe, plus intimement encore que les généraux républicains, au temps du Comité de Salut public, à ses desseins politiques, à ses combinaisons militaires. Il caresse la fibre populaire : « Vous n’êtes que l’avant-garde du grand peuple... Tout mon soin sera d’obtenir la victoire avec le moins possible d’effusion de sang ; mes soldats sont mes enfans. » Et ce choc sera le dernier : « Cette victoire finira notre campagne. Alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi ! »

Un jour que la garde défilait devant lui, un général allemand, désireux de faire sa cour, lui dit : « Voilà des troupes auxquelles il ne manque rien au moral. — Oui, dit l’empereur, si on pouvait leur faire oublier qu’elles ont une patrie, des familles. » Le 1er décembre, au soir, causant avec ses officiers, il évoquait les rêves interrompus à Saint-Jean-d’Acre : — « Au lieu d’une bataille en Moravie, je gagnais une bataille d’Issus, je me faisais empereur d’Orient et je revenais à Paris par Constantinople. — Mais, hasarda Ségur, à demi-voix, s’il s’agit de Constantinople, nous sommes encore sur le chemin. » Junot releva le propos et le répéta, à haute voix : — « Non, dit l’empereur, je connais les Français ; ils ne se croient bien qu’où ils ne sont pas. Avec eux, les longues expéditions ne sont point faciles. Et, tenez : rassemblez aujourd’hui les voix de l’armée ; vous les entendrez toutes invoquer la France... La France est trop belle, ils n’aiment point à s’en éloigner autant et à rester longtemps séparés d’elle. » Junot objecta l’enthousiasme qui se manifestait dans les rangs. Mouton, qui gardait le franc parler des temps républicains, l’interrompit rudement : « Ces acclamations prouvent le contraire ; il ne faut pas s’y tromper ; l’armée est fatiguée, elle en a assez... elle ne montre tant d’ardeur à la bataille que dans l’espoir d’en finir demain et de s’en retourner chez elle. » Bugeaud, alors soldat, écrit à sa sœur, le 1er décembre : « Il nous promit de nous donner la paix après cette bataille. Nous répondîmes par des cris de joie. Il semblait que chacun célébrait son retour dans sa famille. »

Ce sont des signes du temps ; il les faut montrer dans le moment où ils percent, à fleur du sol. Ils disparaîtront sous le râteau, après la victoire ; mais, si l’on ne les considère en ces