Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/321

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

De tous les pays conquis par la France, la rive gauche du Rhin paraît la plus paisible : les peuples ont la bonhomie, l’obéissance allemande, sans le sentiment de la patrie ; la conquête leur est profitable et bienfaisante. Ceux-là ne se révolteront pas, mais ils se laisseront reprendre par leurs compatriotes comme ils se sont laissé prendre par les Français. En Hollande, c’est l’hostilité pure : on désire les Anglais, on les appelle. Si les Bataves ne déploient plus l’héroïsme qui les animait contre Louis XIV, s’ils supportent la conquête avec une résignation apparente, ils accepteraient avec joie la délivrance : Anglais, Russes ou Prussiens, ceux qui viendront par terre ou par mer, ils les acclameront. Et le mouvement gagnera les Belges, où une Vendée flamande couve toujours. « Les bruits de guerre, écrit un préfet, ont réveillé des regrets et des espérances. On voit renaître des illusions dont le génie de l’empereur et la valeur de nos guerriers ont si souvent démontré le néant... » « Les ennemis de la France annoncent la guerre avec l’Autriche comme un événement heureux qui doit affranchir le pays de ses lois militaires... »


VIII

Telle est l’Europe où s’engloutira Napoléon, s’il est vaincu en Moravie. Mais, s’il triomphe, tel est le paradoxe de sa destinée qu’on le verra plus embarrassé de sa victoire qu’il ne l’aura été de la coalition. A coups de bataille, il continuera l’œuvre commencée ; chaque campagne heureuse ne lui servira qu’à éloigner ses avant-postes insuffisans, à dilater démesurément l’enceinte artificielle de la France, comme ces peuples qui conquièrent leur pays sur l’Océan, poussent toujours plus loin leurs digues, les amincissent en les étendant, les exposent aux tempêtes de haute mer et, en réalité, n’ouvrent qu’un champ plus large à l’inondation, lorsque, par un coup d’ouragan les digues se rompront. A mesure qu’il avance dans la domination de l’Europe, Napoléon soulève et emporte un poids d’Europe plus lourd qui, si la main lui manque, si les reins défaillent au colosse, retombera de plus haut et plus lourdement sur la France.

Il en a la conscience ; il en traduit l’impression avec mélancolie, presque avec angoisse, à la veille de la bataille qui, il lisait trop, n’est qu’une étape vers l’infini, une brèche ouverte sur