Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/396

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

En possession de leur moi, les femmes n’ont pas acquis la bonté de l’homme, et elles ont perdu toute la bonté de la femme. Ainsi le monde humain, qui ne peut vivre que d’amour, se remplit d’aigreur et de haine confuse, et en paraît plus absurde encore.

La jeune Norah s’en va, faisant claquer la porte de la maison sur un mari ridicule et trois enfans délaissés. Ibsen montre ailleurs ce qu’elle devient : une demi-folle, errante et criminelle, qui tue et prend plaisir à tuer[1] ; au cas le plus heureux, c’est encore une criminelle, qui a horreur de son crime, et qui ne se délivre du remords qu’avec la vie ; ou bien une folle qui revient à la raison, en rentrant dans la règle[2]. Dès lors, à quoi bon ?

C’est toujours la folie et la méchanceté du moi, qui n’exige d’être libre, que pour délirer et faire le mal à son aise. Quand tous les hommes auront du génie, et que toutes les femmes seront saintes, il sera temps de les rendre libres : ils auront bientôt fait de se détruire. Du reste, ce n’est pas de liberté qu’il s’agit : depuis qu’il y a des hommes et des assassins, des femmes et des impudiques, ceux qui veulent être libres et ne point suivre de lois que leur bon plaisir, l’ont toujours pu faire : et, le faisant, ils n’ont pas été libres, les malheureux : ils ont servi, comme les autres. La question est de savoir non pas s’ils le peuvent, ni s’ils en ont le droit, mais s’il est bon qu’ils le revendiquent. Et bon pour eux.

L’intelligence, qui ne risque jamais rien et n’expose que des théorèmes, décide aisément que le moi est libre, qu’il doit l’être s’il ne l’est pas, et se rendre la liberté quoi qu’il arrive. Qu’importe l’anarchie à l’intelligence ? Parler n’est pas jouer. Quand un livre n’a pas de sens, on le ferme et on passe à un autre.

La nature qui a d’autres charges, même si elle est souverainement aveugle, a des sanctions pesantes ; elle ne raffine point. L’anarchie des sexes l’intéresse ; son ironie terrible écrase les rebelles, et leur prétention confuse : la vie ne souffre pas beaucoup de confusions. Qui ne veut pas suivre la loi, qu’il meure. Qui cherche à l’éluder, qu’il s’égare. La folie et le crime, toujours la mort, voilà la peine qu’elle porte. Et comme elle est toute-puissante, ayant à faire aux singes de la force, cette nature impassible ne se contente pas de tuer : elle écrase les rebelles sous la mort ridicule. Ibsen l’a senti, en homme qu’il est : si la

  1. N’est-ce pas Heddah Gabler, et Hilde ?
  2. La Dame de la mer.